Suite à un opus de haute volée, Les Lignes Droites répondent aux questions de Will Dum par la plume de Bruno Ronzani (chant).
1) Comment sont nées Les Lignes Droites ? Comment avez-vous pu, à cinq, vous accorder sur une approche collective précise ?
Les Lignes Droites, c’était d’abord le titre d’un morceau, devenu titre d’un album. Je débarquais tout juste à Paris, et voulais retrouver la scène, en groupe. Je fais alors la rencontre (autant improbable que miraculeuse) de Mathieu, qui accepte de m’accompagner. Rapidement, ce n’est plus le projet d’un chanteur accompagné de musiciens, mais bien une aventure collective, tant les idées de Mathieu, sa puissance créative et son recul deviennent importants. Le groupe est immédiatement complété par Gabriel (d’abord à la Batterie, maintenant aux claviers), partenaire musical depuis l’adolescence. Bientôt arrivent Bruno et Nicolas. Nous sommes autant un groupe d’amis que de musiciens…
Au fil des années, le processif créatif évolue: si les morceaux sont encore souvent apportés par Mathieu et moi, beaucoup de parties sont apportées par Nicolas, Bruno ou Gabriel ; les arrangements, les choix décisifs sont faits à cinq, et de plus en plus de morceaux naissent de jams que j’enregistre secrètement en répétition.
2) A quoi renvoie le nom de votre groupe ?
Le morceau de départ évoquait un monde désincarné, totalement cartésien, formaté, quadrillé en lignes droites donc, où tout est étiqueté, légendé, dans des cases.
3) Je vous découvre avec l’excellent « Karl », qui n’est pas votre première création ; quelles furent les activités du groupe avant sa sortie, depuis vos tout débuts ?
On a commencé par plancher sur un premier EP suite à ces chansons solitaires, et pas mal de concerts dans des bars et petites salles à Paris ; coup de chance, après la sortie de notre première mixtape-album (Les Humains, pour la Souterraine), nous avons pu faire une tournée de 3 semaines au Japon, ce qui a encore resserré nos liens, avant de prendre le temps de bien préparer l’EP suivant (Heusden Zolder) et donc KARL dans la foulée – en réalité cela fait deux ans que nous l’avons enregistré, avant même une certaine pandémie mondiale ! La scène est vraiment un espace que l’on recherche, où l’on se sent bien ; ce qu’on fait, ce qu’on met en place, a souvent pour objectif de trouver des concerts, dans des bars, petites salles, festivals (programmatrices et programmateurs, si vous m’entendez)
4) Comment Karl a t-il été pensé ? Quels sont les thèmes, textuellement, qui le nourrissent ?
Les morceaux de l’album – et pas mal d’autres qui n’ont finalement pas été retenus, pour conserver une unité à l’objet – ont tous été composés entre septembre et décembre 2019 (sauf peut-être “À ma rétine” qui a beaucoup été modifié pendant le premier confinement). Un des thèmes majeurs qui traverse le disque est l’environnement, les préoccupations (le presque Spleen?) qui vont souvent de paire avec ces problématiques. Comme l’EP précédent, on reste très attachés à cet Absurde cher à Camus: on essaie d’avancer sur une ligne de crête entre un précipice qui serait l’espérance, et un autre qui serait le nihilisme.
Aussi, nous continuons d’essayer de faire sonner les mots, en français. Nos textes sont plus incisifs, plus courts aussi, ce qu’on avait amorcés dans l’EP précédent. Souvent, nous partons de textes plus écrits, plus longs, et nous n’hésitons pas à couper franchement : on pense que le sens reste. Nous ne voulons pas donner de leçon.
5) Il m’arrive de penser, à l’écoute de Karl, à Wire qui aurait viré kraut, parfois, ou encore synthétique « assombri ». Aviez-vous en tête, au moment de façonner l’album, des influences précises qui, consciemment ou non, pourraient transparaître dans le rendu ?
Wire, totalement! “Pink Flag” était l’un des CD apportés par Mathieu quand on composait l’album. A l’automne 2019, on s’est pris la claque du deuxième opus de Girl Band (maintenant Gilla Band), autant l’album que le live, on y revenait beaucoup. Sur la table, il y avait aussi un peu de Parquet Courts, de DAF, toujours du Kraftwerk. Je viens de ressortir une liste de ce qu’on écoutait à ce moment, en vrac: Malaria, Berlin Express, King Crimson, The Cure, Queens of the Stone Age, Agitation Free, The Byrd, Pavement… Je ne sais pas ce qui transparaît ou non dans le rendu final, et je me rends maintenant compte qu’il n’y a aucun groupe français !
6) Que représente pour vous, humainement et émotionnellement, l’enregistrement d’un album ? Est-ce source de conflits, de ressentis multiples et contraires, voire de doute parfois, mais aussi d’un intense bonheur ?
C’est franchement excitant. On s’entend sincèrement très bien, il n’y a aucune guerre d’égo, cela facilite les choses. On a appris à connaître nos petits défauts à chacun… on est détendus. Je suis d’une nature très solitaire – j’ai besoin de longs moments seul – mais passer dix jours les uns sur les autres avec ces personnes, c’est vraiment le bonheur. Les conversations sont parfois longues, je repense aux milles idées de pochettes, à la liste de titres potentiels de l’album, et surtout nos longues digressions, ce sont des moments agréables. Ce qui est parfois frustrant, c’est de ne pas avoir assez joué les titres sur scène avant de les enregistrer, on trouve des nouvelles idées, des nouveaux arrangements, tout évolue…alors qu’un album propose une version figée des morceaux.
Et puis, une fois que l’album est sorti, on est toujours aussi surpris de certains retours ; on croise des gens qui ont vraiment écouté à fond, plusieurs fois, et qui ont compris exactement. Une critique aussi élogieuse, mais surtout qui tape aussi juste, comme celle de Muzzart, est toujours une surprise, un événement. Même s’il n’y a qu’une seule personne pour qui l’album résonne ainsi, c’est suffisant.
7) Vous usez du Français dans le texte, que permet notre langue dans le registre qui est le votre ?
Cela fait partie du cœur de notre démarche: comment faire sonner du rock en français ? On évolue sur, ou plutôt on précise, notre façon d’y répondre. Certaines formes existent naturellement en français, comme la cold wave, le punk… mais sinon c’est franchement une question ouverte, crois. Il existe beaucoup de réponses (je pense immédiatement à l’album “Sciences Politiques” de Mendelson), on essaie de trouver celle qui nous est propre. Je crois qu’on est beaucoup plus décomplexé par rapport au français qu’il y a quelques années, et c’est franchement très agréable !
8) Karl étant désormais dans les bacs, que prévoyez-vous pour le défendre en ces temps où évidement, la situation sanitaire « fige » les événements live et par extension, la sphère culturelle?
Des concerts, des concerts, des concerts ! Invitez-nous, faites-nous jouer, partout, n’importe où: on vient. Nous pensons que nous avons clairement notre place dans les programmations de festivals, que c’est la meilleure façon de nous faire connaître. C’est une bonne porte d’entrée: les gens apprécient rapidement notre univers en live, alors qu’il faut, comme tu l’as dit, parfois plusieurs écoutes pour apprécier un album. On espère pouvoir jouer le plus possible, devant le plus de monde possible.
9) Vous êtes maintenant basés à Paris, bien qu’issus de plusieurs villes différentes. Quel regard portez-vous sur la ville, sa scène et les possibilités qu’elle offre au groupe de se développer ?
Quand on jouait à Belfort avec Gabriel, on répétait dans une structure qui était commune avec la SMAC locale, on pouvait y jouer. On n’était pas vraiment encadrés, mais les contacts étaient simples, on se connaissait tous, il y avait une petite scène, un bar qui faisait des concerts… Quand je suis arrivé à Paris, j’ai rapidement passé tous mes dimanches (et beaucoup d’autres soirs aussi) à la scène ouverte du Pop’In. On était dimanche soir, donc, et c’était souvent rempli. J’hallucinais du talent de tous ces gens qui passaient sur scène – français ou étrangers. C’est franchement là que j’ai fait mes classes, je n’ai pas été jugé sur mes origines belfortaines ou la qualité de mes chansons, j’ai beaucoup appris et surtout rencontré beaucoup de musiciens.
Il y aussi avait la Méca, l’Espace B, et tutti quanti… Toutes ces salles, privées de concert. Paris, ville morte ? Les gens sont-ils tous lassés? En tout cas je n’ai pas retrouvé d’équivalent. Ce n’est pas un constat amer, c’est comme ça! Il y a quand même des lieux comme le Supersonic qui programment tous les soirs, avec des entrées gratuites, et ça bouge quand même toujours côté musiques électroniques.
10) Que doit détenir un groupe, selon vous, pour s’inscrire dans la durée ? Vous projetez-vous d’ores et déjà, groupalement, sur du long terme ?
Je ne saurais parler des autres groupes. J’imagine que pour nous, c’est déjà l’amitié qui nous lie, et le sentiment qu’on aura toujours quelque chose à proposer… on est vraiment parti pour s’inscrire dans la durée, on est en train de plancher sur le prochain album. Et puis bon, on est loin de l’explosion en vol pour cause de succès-trop-rapide-monté-à-la-tête… mais qui va piano va sano, non ? On aimerait gagner quelques auditeurs à chaque fois, quelques salles qui nous reprogramment. Ce qui pourrait peut-être devenir frustrant, ce serait de toujours rejouer uniquement dans les mêmes salles, dans la même ville, devant les même gens… mais pourquoi pas, après tout ?
Photos du groupe: Alexis Vettoretti.