Basé à Abbeville (80), Thagis Reasons pratique une musique énigmatique, qui sous des airs déstructurés à pas mal de choses à dire. Déjà présent sur une compil’ de Coeur sur Toi, label marseillais dédié aux sons « autres », le groupe décide avec cette CST session, enregistrée un samedi soir dans un chalet de jardin et avec les moyens du bord -c’est parfois la meilleure option pour rendre le son que l’on façonne-, de contenter ceusses qui souhaiteraient les entendre sur support et de mettre en lumière la structure tenue par Laurent Santi, qui le mérite « grave ». Sachez d’abord que le projet, si on voulait faire simple, se résumerait ainsi: un sampler. Deux guitares. Des sons. Des couleurs. Répétition. Improvisation. Et c’est marre. Sauf qu’avec ça, les Picards créent un langage sonore original, sans manières, brut et pourtant pensé. Avec leur CST Session, deux longues effluves en donnent un aperçu exigeant, apparemment formé de titres « mais on s’en fout un peu », m’a dit le leader du truc il y a peu. Eh bien non, je ne suis foutrement pas d’accord. On ne s’en fout pas. On n’est plus des ados pour qui c’est la mode et « ça fait rebelle » de s’en foutre. Quand on a, entre les mains, quelque chose de novateur, on ne peut pas « s’en foutre »; on ne clone pas comme ceux qui justement « s’en foutent ». On impose du neuf, on investigue, on se démarque.
Rien que pour ça, on ne peut, on ne doit pas s’en foutre. Mais cessons les palabres, la face A et ses 26 minutes psychiatriques s’annonce. Elle débute dans une brume dépaysante, Thagis Reasons remet la cabane au milieu du jardin (facile..) en termes d’expérimentation accrocheuse. Ou qui, à l’inverse, pourrait faire fuir les moins persévérants car âpre elle est. Mais nous, aguerris, on reste en phase. Saccades, sonorités entre « brutitude » et légèreté. Thagis Reasons perd la raison, il a bien raison. Il fait du bruit, par instants on dirait le Sonic Youth des débuts. Avec de l’indus dedans, et une aptitude certaine à nous extraire de notre socle. Dans son errance dotée de sens, le clan se distingue, parsème sa « setteca » de bribes de chants déviants, trop épars à mon sens mais à l’effet certain. La répétition, barbante chez d’autres, est ici un atout. On ressort de cette première face comme, tout à la fois, malmené et passé à l’éther. Satisfait, en tous les cas, d’entendre un rendu audacieux, qu’il faut faire l’effort d’ « aller choper ». Un entrelac de sons, de genres dont la confusion adroite fait qu’on ne les reconnait plus vraiment.
On n’est pas bien là? Paisibles (quoique…)…mais je m’égare: il est temps de s’attaquer à la face B, déjà transporté par la succession d’ambiances prenantes assénée. On chope le stylo Bic; le temps de remettre la bande d’équerre. Se pointent alors quasi 30 minutes de groove démentiel, dans les recoins du ciel, qui de temps à autres balancent du fiel. Le bazar est ivre, il tangue. Comme un bateau (facile, encore…), ou un vaisseau. Le voyage, c’est un fait, est loin d’être linéaire. Le sample est ample, mazette! On dirait, parfois, du Ulan Bator, ou Oiseaux-Tempête, pour la tendance au boucan déroutant. Des voix cinématographiques sèment le trouble (psychique), comme si on n’était déjà pas délicieusement perturbé. Ca vire à l’obscur, il peut toutefois arriver qu’un trait de lumière surgisse. Les mélopées s’étirent, par la manche nous tirent. On a connu pire (clin d’oeil à Natacha Le Jeune, Oh La La!), comme flux et reflux bifurquants. On a connu « encore plus pire », comme aventure aux airs de biture. Ce foutoir-là est captivant, il s’écoute jusqu’à l’enfermement. Je m’isole, j’endosse la camisole. Fous-moi la paix, l’homme en blanc. Laisse-moi mon heure de folie sonique.
Je retombe, je repousse la seringue, déjà (sainement) dopé. Me voilà revenu à la réalité, t’sais, enfin tu vois: le bordel du quotidien, de ces putains de chiens qui prétendent à notre bien. Il est bon, quand la soupape s’enfume, de partir en fumée. De s’évaporer, de s’évader par le truchement du son. Thagis Reasons, avec sa cassette qui part en sucette, t’en offre l’opportunité. Tu serais bien bête, Yvette, de t’en priver. Tu raterais un foutu trip, pour tes tripes et ton esprit en fripes, qui te revigorerait après t’avoir vrillé la caboche. Notons pour finir que CST Session sort à peu près en même temps qu’une pluie d’autres supports insoumis, chez Coeur sur Toi qui, lui aussi, prend soin de notre santé mentale et de nos désirs d’échappée salvatrice.