Diantre! Voilà la B.O. des temps les plus noirs de notre époque, taillée dans de l’indus-noise « with no light » et issue de l’imagination de Pedro Peñas Robles, tête pensante d’ Unknown Pleasures Records et pilote du projet HIV+. C’est par ailleurs la première rondelle de l’entité depuis 15 ans, elle a pour base l’oeuvre d’ Antonin Artaud (1896-1948). Auteur, poète, acteur, philosophe, dessinateur, pourfendeur des conformismes et ennemi des conventions, l’homme en question a en effet tout ce qu’il faut, dans l’attitude comme dans les actes, pour que les guests ici convoqués (Marc Hurtado d’Etant Donnés, Marc Caro, le guitariste Alice Botté, Phil Von (de Von Magnet), Emmanuel Hubaut (Les Tétines Noires) et Barkosina (de Years Of Denial), excusez donc du peu..) surlignent ses textes au marqueur noir, sinon gris, et saupoudrent ce Theatre Of Cruelty de giclées sonores et vocales peu amènes….et par conséquent captivantes, en complément des trames jouées par le sieur Robles. S’ensuit un opus qui peut, de prime abord, refouler. Il est en effet nécessaire de s’y plonger, d’en apprivoiser les contours, de laisser le temps à sa grisaille sonore de nous pénétrer. A l’issue, Theatre Of Cruelty devient un compagnon du quotidien. Il chante L’Amour, pour débuter; Hurtado vient greffer son chant diabolique, mortifère, à l’indus dépouillé et angoissant, joué comme face à un océan de désolation, du maître d’oeuvre.
Pris dans la chape, captif d’une noirceur sans concessions, l’auditeur à alors deux issues possibles: la fuite ou l’immersion. Doté de réflexion, désireux de vivre un moment unique, il opte pour la seconde. Déjà lessivé par les sept minutes de l’amorce, il affronte Nerfs (feat. Barkosina YOD) où, encore, l’impact du chant, sa symbiose avec l’instrumental qui l’enrobe, produit un effet avéré. C’est dans ses textures, ses climats, ses vocaux alarmants et son refus de faire dans le commun que réside la force de Theatre Of Cruelty. Un abime délicieux, Pour en finir avec le jugement de Dieu. Sept minutes à nouveau grésillantes, sorties d’un ciel obscur dont peut émerger une faible lumière. Synthés Korg d’un certain âge, séquences industrielles et bandes magnétiques triturées ont nourri l’initiative de « PPR », lors d’un confinement dont il ne serait guère étonnant qu’il ait eu son influence sur le résultat. Artaud, en tout cas et paradoxalement, revit et, par son verbe qui vient percuter notre ère, trouve sens. Voilà une création pensée, dont l’origine ne se résume pas au simple hasard. Extase (feat. Phil Von), sur fond de stridences et motifs lourds, presque doom de par leur déploiement lent,…extasie. Il existe un cachet, une « coloration » si je puis dire, sur Theatre Of Cruelty, qui le rend passionnant. Ses voix sombrent, son fond bruisse. Comme hagard, l’album mérite tous les égards.
L’Amour Sans Trève (feat. Marc Hurtado), où l’invité module son organe, si je ne m’abuse, jusqu’à le féminiser, me fait penser, par ses boucles magiques et spatiales, aux Young Gods. En y adjoignant le chant, évidemment « psychiatrique », schizophrène, on tient là et derechef un morceau dérangé. Donc notable. On n’en attendait pas moins d’ HIV+, on ne s’attendait toutefois pas à une telle orientation. L’opus bénéficie donc d’un effet de surprise qui en étend les répercussions. Injection (feat Marc Caro) est un titre malade, sous perfusion, psychotrope à souhait. Son texte est cinglé, « fécal » (c’est là une éloge, poussez donc l’écoute pour mieux me comprendre). Le puits se referme, la chute se prolonge. Médecine module et obsède quand ses motifs font dans la redite. L’emprise est forte. Limbes (feat. Marc Caro), bien nommé, a des airs d’au-delà. Ombilic (feat. Alice Botté & Emmanuel Hubaut) lui emboite le pas: on y retrouve avec joie, dans ce déluge de ténèbres qu’à la fin on célèbre, le chant fou de l’homme aux projets multiples. En phase totale, ça va sans dire, avec l’esprit et l’ambiance du tout. Et les trainées souillées d’Alice Botté, vu pour la dernière fois…avec Thiéfaine, au Mix-Up de Creil, en 2012 me semble t-il. Autre temps fort.
Peu importe, le gaillard est lui aussi d’un apport certain. Il revient pour Artaud le Momo, le défigure et le salit avec classe. Drone à défaut d’être drôle -on n’est visiblement pas là pour rire aux éclats-, ce titre inclut des sons et…voix (?) flous, triturés, qui laissent présager d’un fin d’album tout aussi noire. Pulsations, ou l’idée qu’après l’épopée vécue, on puisse en réchapper, comprend voix cinématographiques et, à nouveau, sonorités en trainée de lave fumante. Possédé par la suite mentalement ébranlée qu’est Theatre Of Cruelty: on en « subit » deux conséquences porteuses et indéniables. Un « enfermement » jouissif d’une part, lorsque le ton du disque s’empare de nos sens et nous entraine dans des tréfonds fascinants. Et d’autre part, l’envie d’aller fouiller l’oeuvre d’Artaud, dont les mots trouvent là et sur ces onze morceaux un écrin des plus pertinents qui puissent être.