Quelques jours après la sortie d’un tout premier support significatif, dédié aux Femmes Artistes, Orane Guéneau revient de façon complète et étayée sur Black Lilith Records, sa genèse, son esprit et ses activités. Une interview instructive, révélatrice aussi et dont le but initial, je le clame et le revendique, est d’éveiller les consciences, de mettre un coup de canif, si « minime » soit-il, dans l’étroitesse d’esprit d’une frange, que j’espère réduite, de la société actuelle.
1) Comment, et pourquoi l’idée de fonder Black Lilith Records (label féministe, queer et anti-raciste ) vous est-elle venue ? Etait-ce plus spécialement en réaction à une forme de rejet de la différence, vécue ou constatée ?
Tout d’abord l’idée est née du constat d’un manque de visibilité dans la musique – paroles non-censurées ou non-formatées à la vision mainstream (hétéronomées) des personnes queer et LGT. Ce n’est pas contre un rejet que nous l’avons créé, mais plutôt pour avoir une place authentique. Etre LGT ou queer c’est « fun », mais il faut correspondre malgré tout à la vision fantasmagorique que la société mainstream attend de nous dans le but d’être « acceptés ». Nous avons pour habitude d’être tolérés.
Or, ce que l’on veut, c’est être considéré.es comme des artistes à part entière, pas comme des LGT ou femmes artistes. Je prendrais pour exemple les Drag Queen. Elles sont artistes, mais avant tout elles divertissent parce qu’elles sont « drôles ». Tout ce que contient ce « drôle » est aussi source de souffrance pour elle-eux. On ne veut pas être des Drag King, on veut l’égalité artistique.
Vient ensuite le constat de la difficulté pour les femmes d’intégrer des milieux artistiques tels que le théâtre, le cinéma, et bien sûr la musique. De nombreux témoignages d’humiliations, de chantage de la part de « puissants » tels que directeurs de théâtre, producteurs de musique, qui utilisent leur influence potentielle dans le milieu pour soumettre des filles à leur pulsions, sexuelles, mais aussi de pouvoir.
2) L’étiquette du label exclut-elle toute forme d’appartenance « autre », sur le plan idéologique ou de l’orientation sexuelle ?
L’étiquette du label est féministe et Queer. L’orientation sexuelle n’est donc pas un critère de sélection. Le terme Queer est politique. Il englobe toute personne. Ses pratiques sexuelles ne concernent personne. Si idéologie il y a, c’est donc l’idéologie Queer. Et la base du mouvement Queer exclut ce type de considération.
3) De qui se compose l’équipe, que j’imagine ouverte et pluridisciplinaire ?
Vous voulez dire les personnes qui composent le bureau du label ? 2 personnes Trans, et deux femmes. Rennaises tous.tes. Si c’est l’équipe artistique, elle est en effet pluridisciplinaire. Elle se compose essentiellement de comédiennes, à l’exception de Ava (chanteuse lyrique) et Roxane. Toutes ces personnes sont queer (je refuse de parler de leur sexualité, car on ne cesse de me demander qui est homo ou hétéro, et ça en dit long à mon sens…) mais les artistes ne sont pas forcément militantes ou politisées. Ils/elles ont tous.tes en commun d’être féministes, et d’être venu-es un jour à La Part des Anges, en concert ou en performance.
4) Une première sortie, dédiée aux artistes femmes, a vu le jour ce 18 décembre. Le côté collectif de ce recueil est-il volontaire ? J’entends par là destiné à se fédérer, donc à faire preuve d’unité, autour de causes chères à vos yeux ?
Exactement. Le coté collectif est volontaire. L’idée est en effet de montrer que l’on peut avoir des problématiques différentes, mais faire bloc autour d’un projet féministe. On nous pose souvent la question du féminisme intelligent, ce qui nous fait bondir. De la même manière que nous avons préféré reporter une collaboration avec des « Guest » pour le premier album du label, nous avons voulu mettre en avant la qualité musicale de personnes totalement inconnues.
5) L’idée de la compilation vous est d’ailleurs venue lors d’une discussion dans un bar queer devenu lieu café-culture, à Rennes. Peux-tu m’en dire plus sur l’endroit ?
La Part des Anges est de prime abord un petit bar de quartier. C’est un lieu d’échange, de rencontre, de diffusion. C’est un lieu intime, un lieu de confession. Et c’est la rage de trop de confessions douloureuses et scandaleuses qui m’a poussée (Orane Guéneau) à porter ce projet. Black Lilith et son premier album sont nés à 100% dans ce lieu. Ava, Nobraklub, Roxane, Hélène Bertrand, Nikita (LuXure) Léa, et toutes les personnes qui composent cet album se sont rencontrées dans ce bar.
6) Que prévoyez-vous ensuite, au sein du label, en termes de sorties ou d’événements ? Avez-vous dans l’idée de collaborer avec des structures locales ou régionales, vouées à des causes similaires ?
Nous prévoyons de financer 3 albums en 2021. Nous envisageons effectivement de collaborer avec des structures régionales, afin de promouvoir des artistes locales bien sûr, mais également dans un sens plus large. Nous avons à coeur de porter des projets avec des personnes plus médiatisées, qui pourront collaborer sur les prochains albums avec un titre, ou travailler avec des artistes issu-es de ce premier album. Le but n’étant pas de faire de l’argent, mais d’avoir une plus large diffusion et répercussions médiatiques.
Si par « causes similaires » vous entendez porter la parole des féministes, et des personnes Queer, ce sera en effet le cas. Il est important pour nous de mettre en avant des textes évoquant la problématique des femmes, mais également des lesbiennes et Trans. Le phénomène d’identification est important, et des titres tels que celui de Roxane « Amazones » ou ceux des Nobraklub (Alba et Bianca ou Bas Velours) contribuera à dire de façon claire, sans sous entendus : vous n’êtes pas seul-es.
7) Quels sont les thèmes les plus récurrents abordés par les groupes ? Penses-tu que le support musical puisse influer sur les comportements et si oui, dans quelle mesure ?
Je pense que la réponse à la question précédente répond à la première partie de cette question. Quant au support musical, la question est très intéressante. Nous avions dans un premier temps envisagé le support vinyle pour la beauté de l’édition phono. Nous voulions un objet précieux, avec une collaboration artistique forte sur les visuels, une sensibilité et un support digne de l’édition littéraire. Le lien de téléchargement nous permettait de rester dans la technologie du moment, des auditrices-teurs du numérique. Via le fabricant du vinyle, nous avons été mis en relation avec un distributeur bordelais pour être distribués partout en France : Leclerc, Cultura, Fnac et disquaires.
Toutefois, nous avons été confrontés aux valeurs commerciales de la distribution. Nous sommes passés-es derrière les sorties des grosses majors, telles que Mylène Farmer, Maé and co. Le distributeur nous a invités à trouver un autre collaborateur. Nous avons également eu (nous parlons ici de la diffusion numérique) une tentative de censure, en nous demandant d’enlever le terme Queer sur le visuel de l’album, demande justifiée par des propos de type « les clients ne vont pas comprendre ».
Comprendre ? Mais comprendre quoi ? Ou plutôt : ne pas comprendre quoi ? Nous avons donc (avec la personne chargée de la diffusion) refusé d’enlever le terme Queer, et au contraire nous l’avons placé en sous titre de l’album. Il n’a pas été refusé, à l’heure où j’écris ces lignes il n’est toutefois pas encore sur le bouquet des plateformes en ligne… Nous planchons donc sur l’idée de créer notre propre réseau de diffusion, et de demander de l’aide à des personnes influentes dans les majors pour bénéficier de soutien et intégrer des réseaux différents. Il nous faut contourner, imaginer, jouer des coudes et avancer, sans jamais se laisser déstabiliser dans notre légitimité. Je m’efforce de porter des artistes, la parole libre d’artistes femmes, de porter la qualité de leur travail, leur énergie, de leur dire qu’elles ont leur place, puisque nous la faisons. Je m’efforce de repenser aux très jeunes femmes queer et LBT qui viennent dans ce bar, qui sont représentatives de la société invisibilisée, et qui ont besoin de ces titres, de l’énergie de ces artistes, auquel elles peuvent s’identifier.
8) Rap, électro, trap, notamment, constituent la dominante de votre première sortie. Sont-ce là les genres les plus « appropriés » pour s’allier autour des causes et postures que vous défendez ?
Je pense, oui, tout simplement car ce sont les genres « populaires » permettant de s’exprimer librement. Ces musiques « urbaines » sont fabriquées par des outils électroniques qui permettent de travailler l’intime, dans des lieux intimes, tels que sa chambre ou son salon, « à l’arrache » ou consciencieusement durant des mois, par des outils accessibles économiquement, ordinateurs devenus instruments de musique.
De même que la photographie numérique a fait exploser le monde de l’image et exploser la créativité, il en est de même pour la musique via Ableton et Logic. « Black Lilith » a été totalement conçu sur ces logiciels, « Boys Kkklub », « Alba et Bianca », « Bras Velours » et « Walk Straight » par exemple, on été entièrement écrits et mixés dans de petits appartements. Les personnes LBT sont souvent, comme les femmes, économiquement fragiles. Nous sommes hors Boys Klub. Et pour ce premier album, nous avons fonctionné de manière solidaire et en sororité. C’est un modèle de créativité que je soutiens, que je porte. Mutualiser les biens, les savoirs, les talents.
9) Quels sont les premiers retours, même s’il est encore un peu tôt pour en juger, sur la fondation du label et ce que vous mettez en place ?
Il y a de nombreux retours. Dans l’ensemble ils sont positifs, tant sur la démarche que sur la qualité de la musique (même si je dois avouer que vous êtes les premiers à vous intéresser vraiment plus à la musique qu’à la démarche du label, et ça fait plaisir). Nous avons eu beaucoup de remerciements, d’encouragements.
Actuellement l’album est bien relayé (partagé) sur les réseaux. Les personnes étaient étonnées par la démarche, et nous attendaient je pense au tournant. Et elles sont surpris-es par la qualité des titres, tant musicalement que par les textes. On nous félicite pour le courage, l’exposition, on nous remercie. C’est extrêmement touchant et émouvant.
Mais le pendant négatif est là, et j’en (Orane Guéneau) préserve les personnes du label. Nous avons essuyé des insultes « bas de plafond » provenant d’hommes, mais surtout bon nombre de critiques sur la démarche Trans et anti-raciste du label. Les « Hatters » via les réseaux sociaux se sont déchaînés. Nous avons du modérer Insta et FB. Les premières attaques sont venues des Terfs (je vous laisse regarder la définition sur Google), nous accusant de prôner une idéologie de genre, s’en prenant aux personnes transgenres. Des personnes racisées nous ont également attaquées, nous accusant notamment de faire de l’appropriation culturelle : sur le teaser du titre « Walk Straight » ayant servi à la promo du label, on voit Léa, (Le Cri, Bras Velours, Alba et Bianca) coiffée de tresses, coupe issue de la culture afro. Evoluant dans le milieu hip-hop, l’appropriation culturelle est pour elle un combat. A aucun moment nous n’avions anticipé que nous pourrions être attaquées par ce biais. Nous en avons pris note et nous nous sommes concertées, avons échangé (et non débattu) ensemble sur ce sujet délicat.
Personnellement, j’ai été très affectée par ces insultes et attaques. Très affectée car ces attaques proviennent à 90% de femmes et de personnes LGBT. Ca me désole moi-même de le constater et le dire. Mais c’est le prix à payer pour un tel projet…
Cependant, Black Lilith sera auprès du label de Rebbeca Warrior pour le festival Astropolis qui nous a invitées à mener une table ronde sur le mouvement Metoo musique! Et ça, c’est plutôt très très positif.
Merci à vous pour votre article, pour votre écoute et votre intérêt.
Orane Guéneau pour Black Litith Records