Après un Blank slate de tout premier ordre, fin 2020, les normands emmenés par Anne-Laure Labaste répondent aux questions de Will Dum…
1) Qu’est-ce qui a motivé la formation de Bungalow Depression ? Quel était le parcours de chacun d’entre vous avant d’intégrer le groupe ?
Clément et Hugo : A force de voir Anne-Laure jouer avec Bungalow Depression alors que c’était encore un projet solo expérimental, on se disait que ça pourrait être intéressant d’y ajouter d’autres éléments, notamment des rythmiques. On a fini par en parler et elle semblait plutôt d’accord. Il y a eu beaucoup de changements depuis les débuts pour en arriver à cette formule. On a joué dans d’autres groupes comme Greyfell, The Jabberwocky Band ou encore Sunddunes. Hugo, par ailleurs, joue aussi de la batterie dans Servo.
Anne-Laure : Ca faisait déjà plusieurs années que je jouais en solo. A la base, Bungalow Depression c’était de l’ambient/expérimental avec du violon, un peu de voix, et des boucles de cassettes audio. J’étais arrivée un peu au bout de ma formule, mais je n’avais pas envie de stagner. Je voulais continuer à aller plus loin musicalement et me confronter à un format plus « pop », moins improvisé, plus écrit, tout en gardant les sonorités trouvées dans la version expérimentale. C’est-à-dire des structures couplets/refrains, du chant, de la rythmique. Par contre, je voulais éviter d’être seule avec un ordi sur scène, donc quand Clément et Hugo m’ont dit qu’ils avaient envie qu’on joue ensemble, et qu’ils y voyaient à peu près la même chose que moi, ça tombait vraiment bien. Je connaissais ce qu’ils faisaient dans leurs groupes, et je me disais que ça pouvait coller artistiquement.
Au niveau du parcours, je fais de la musique depuis que je suis petite, et je joue dans des groupes depuis que je suis ado. J’ai exploré pas mal de styles, du rock au sens large en passant par les musiques trad, expérimentales, ou électroniques, sans oublier la musique « classique ». Avant Bungalow Depression, j’étais surtout au service des groupes des autres, que ce soit au violon, à la basse ou à la guitare.
2) Aviez-vous d’ores et déjà en tête, au moment d’attaquer les répétitions, un genre ou format musical précis ?
Anne-Laure : J’ai composé la majorité des morceaux seule à la maison. Je n’avais pas de référence du tout au niveau du genre, l’idée était plutôt d’enregistrer ce qui sortait sans me poser de questions. J’aime bien l’optique de devenir un peu spectateur de ce qu’on fait et de voir l’esthétique musicale émerger d’elle-même. Globalement, ça va partir d’une idée de son, de sample, d’une mélodie ou d’un pattern rythmique qui va devenir le fil conducteur d’un morceau. Quand tu as déjà forgé ta personnalité musicale à travers tes écoutes, je crois que ça vient assez naturellement.
3) Qu’est-ce qui fait, selon vous, le style Bungalow Depression ? De quoi résulte t-il ?
Hugo : J’imagine que l’héritage expérimental/ambiant est toujours un peu présent, même si on ne souhaite pas spécialement s’en revendiquer. Sinon, la voix y est aussi pour beaucoup.
Clément : C’est un mélange de nos gouts personnels sur une trame commune. Ceci dit, il y a toujours une volonté de bidouiller des sons qui se fera sentir à travers les morceaux.
Anne-Laure : Je dirais des nappes de synthés et de cordes maltraitées dans les effets, des basses synthétiques parfois rondes ou incisives, des rythmiques assez « indus ». Au niveau de l’écriture, ça part souvent de drones dans cet album (la même note qui reste en trame de fond pendant tout le morceau), il y a donc une couleur modale (qu’on retrouve dans les musiques anciennes ou dans de très nombreuses musiques traditionnelles – indienne par exemple).
4) Blank Slate, votre premier album sorti fin 2020, plante-t-il les bases d’une « touche Bungalow Depression » définitive ? Comment s’est passée sa gestation ?
Anne-Laure : Il pose certainement un point de départ, une ambiance, un goût pour un certain type de matériau sonore, mais rien de définitif. C’est important de pouvoir se dire que la musique est quelque chose de vivant, et qu’elle peut évoluer en même temps que les humains qui la fabriquent. J’ai écrit la plupart des morceaux, souvent seule, parfois avec Hugo qui intervenait à une étape de la compo. Ensuite on a peaufiné tout ça en studio tous les trois, et quelques copains sont passés comme Adrian (MNNQNS) et Alban (9000th) pour un regard extérieur. Il a ensuite été mixé par Clément Mirguet. Globalement tout ça s’est étalé sur une année.
Ensuite, on a attendu assez longtemps pour le sortir en espérant pouvoir le défendre en live dans la foulée. Finalement il est sorti en plein deuxième confinement mais il fallait le lâcher, on ne se voyait pas sortir des morceaux plus de deux ans après leur composition et j’avais du mal à partir sur de nouvelles choses tant qu’il n’était pas sorti.
5) Quels sont les craintes que l’on peut avoir lors de l’enregistrement d’un album ? Et à l’inverse, que peut-on ressentir de jubilatoire ?
Hugo : Généralement les craintes viennent plutôt après l’enregistrement. Au moment de la sortie de l’album ou sur toute la période entre la fin de l’enregistrement et la sortie. Pendant l’enregistrement, on a la tête dedans et on pense pas trop au reste.
Anne-Laure : Oui, il y a quelque chose de jubilatoire quand on a l’impression d’avoir donné naissance à un tout à peu près cohérent, d’avoir réussi à faire passer une émotion par des notes, des mots, un traitement de son. Ma crainte principale, ce serait de faire un album qui ne parle qu’à moi-même, dans lequel personne ne se retrouve. Ou de composer machinalement, selon des « recettes », sans avoir l’impression d’avoir eu une vraie émotion de départ.
6) Comment Blank Slate a t-il été accueilli à sa sortie, dans votre ville de Rouen et plus largement en France ?
Clément et Hugo : On a sorti l’album en plein confinement, donc on a eu peu d’occasions de vraiment voir comment la sortie a été accueillie. Les gens proches de nous ont eu l’air d’apprécier, c’est déjà pas mal.
Anne Laure : C’est compliqué de te rendre vraiment compte quand tu ne peux pas le défendre en concert. Pour un premier album, on a quand même eu du relai et de bons retours. Les quelques dates de cet été confirment ça, et on verra ce que ça donne pour les prochaines !
7) Vous avez récemment collaboré avec MNNQNS, de Rouen également, pour leur nouvel EP. Est-ce une piste que vous souhaitez creuser ? Que vous a apporté le fait d’œuvrer en commun ?
Anne-Laure : J’ai fait des violons sur la fin de leur morceau « Overseas » et Adrian voulait un dernier morceau plus expé/ambiant. Donc j’ai fait un morceau dans ce goût-là, « Underseas »; un genre de 20000 lieues sous les mers, proche de ce que je faisais avant en solo. Finalement c’était plus une réponse à une commande, mais c’est un exercice que j’aime bien.
Je pense que c’est important les collabs, ça permet de se confronter à d’autres visions, d’autres façons de faire, s’enrichir et bousculer ses habitudes. Il y a plusieurs personnes avec lesquelles j’aimerais bosser, je vais essayer de le faire cette année. J’aime bien l’idée d’aller chercher des choses qui me parlent beaucoup mais très éloignées de notre son, autant que d’aller vers les évidences où tu sais que ça va marcher tout de suite.
8) Vous avez récemment crée une vidéo de Sad days, issu de Blank State. Quel est votre rapport à l’image ? Est-ce un vecteur de transmission d’émotions ou d’un message particulier ?
Hugo : Je pense que c’est assez important, pour un groupe, d’avoir une identité visuelle un peu marquée. Ça permet de donner une dimension bien plus large à la musique. Que ce soit sur des clips, ou même en concert, lorsque les conditions nous le permettent. C’est important de permettre au public de s’imprégner totalement.
Clément : Sans pour autant vouloir transmettre un message particulier, le fait de cumuler les médiums permet d’accentuer l’immersion.
Anne Laure : Clothilde Evide nous a fait un clip animé pour « Sad Days ». Avant ça, on avait travaillé avec Simon Fréger pour « Hold me » et Gaëlle Manac’h pour « The Whirl », qui ont chacun.e traduit un morceau dans leurs univers artistiques respectifs.
Le visuel est un autre moyen pour faire passer des émotions, des messages, et ça me paraît assez naturel de le lier à la musique. Ça arrive souvent que des images, des textures me viennent en tête quand j’écoute de la musique. A l’inverse, en ce moment je bosse pour une compagnie de théâtre et je dois créer des morceaux sur certaines scènes. Certains tableaux m’évoquent directement des types de sons, des ambiances musicales. J’aime aussi vraiment beaucoup le rapport image/musique dans le cinéma. Parfois? la musique accompagne vraiment l’émotion d’un moment avec cohérence, parfois on peut choisir au contraire de la mettre totalement en décalage avec l’image pour créer une autre ambiance, faire passer autre chose. C’est un peu l’idée finalement, sur Sad Day. Je ne suis pas sûre que ce morceau appelle d’entrée de jeu de l’animé, du coup ça crée un décalage inattendu et intéressant. Il va invoquer quelque chose de l’enfance chez l’auditeur aussi, peut-être adoucir la réception du morceau. Et il illustre parfaitement, de façon très poétique, le sens des paroles du morceau. C’est tout à fait le cas sur les autres clips aussi.
Donc l’image est aussi un outil qui peut faciliter la compréhension, ou en tout cas proposer des pistes d’interprétation. Il y a aussi les pochettes de disques. C’est parfois le premier contact entre une personne et un groupe, alors il faut que ça vise juste sur ce qu’on veut faire passer. Bref, on peut difficilement séparer musique et image à mon sens, et je crois que les enjeux se sont aussi amplifiés avec la place qu’ont pris les réseaux sociaux, Youtube, etc. Maintenant, un clip devient indispensable pour promouvoir ta musique dans les médias.
9) Que prévoyez-vous, cet été et à la rentrée, autour du projet ?
On a enfin quelques concerts qui s’annoncent. Les premiers avaient été prévus en mars 2020, donc on a dû prendre un peu notre mal en patience… On travaille aussi sur la prochaine sortie, un EP a priori. Donc globalement, recherche de dates et compos en ce moment !
Première photo : Anne-Laure Maillard.
10) Quel est votre regard sur la scène rouennaise, que de mon côté je cite souvent en référence dans mes écrits ?
Clément : Elle est très fournie depuis quelques années, avec des groupes ou des artistes d’horizons différents donc c’est plutôt bon signe je pense.
Anne-Laure : Je crois qu’il y a eu un « effet MNNQNS ». J’entends par là que tout d’un coup, c’est devenu moins inaccessible aux yeux des groupes d’avoir un écho national, d’aller vers des relations presse, etc. En même temps, les médias ont commencé aussi à mettre l’éclairage sur Rouen. Ça a toujours été une ville de musique avec de supers groupes et labels (Sordide Sentimental par exemple!) qui s’enchaînent depuis des dizaines d’années, mais il n’y a pas toujours eu de mise en lumière comme en ce moment. On doit aussi la profusion de groupes actuels à de très bons dispositifs d’accompagnement, comme les studios du 106 qui aident vraiment au développement, à la structuration, et aussi aux dispositifs régionaux comme Start&Go. Faire de la musique, ça coûte cher quand tu commences à beaucoup répéter, faire des résidences, payer du mix, du mastering, du merch, etc. Alors toutes ces aides à côté font que davantage de groupes arrivent au bout de leur travail et ont la possibilité de le rendre visible aux yeux du public.
La scène rouennaise est effectivement très riche et va au-delà de celle dont on parle dans les médias. Il y a des labels/collectifs/musiciens qui organisent plein de choses : Autistic Campaign, un label expé/noise qui nourrit une scène dans ce style depuis plusieurs années, un collectif plutôt jazz les Vibrants Défricheurs qui grouille d’excellents musiciens, des collectifs électro, une relève rap qui bouillonne dans les MJ…et au-delà de la musique un nouveau lieu de création pluridisciplinaire, « Chien Méchant », et aussi le collectif Polymorphe, des tas de compagnie de théâtre ou de danse qui souvent intègrent d’ailleurs vraiment la musique dans leurs créations, comme la Presque Cie de Charlotte Rousseau par exemple ou le collectif Commune Idée de la metteuse en scène Hélène Cabot. C’est tout ça que je trouve génial.
Pour ma part, j’ai peu d’interactions musicales avec les groupes de Rouen sur le devant de la scène en ce moment. Au niveau des styles musicaux on n’est pas très proches, du coup on n’en ressent pas forcément le besoin les uns et les autres. C’est une scène très rock et très masculine, donc c’est peut-être aussi plus compliqué pour moi d’y trouver des points d’ancrage. Et je crois que je ne suis pas spécialement attachée à l’idée de « scène rouennaise » ; au bout d’un moment ça peut-être plus sclérosant qu’autre chose et ne plus vouloir dire grand-chose.
11) Existe t-il des groupes ou albums ayant éventuellement influencé votre processus de création, ou vous ayant marqués de manière affirmée ?
Anne Laure : Pour Hugo c’est essentiellement la musique psyché, et aussi shoegaze (My Bloody Valentine), ainsi que des groupes comme Portishead par exemple. Pour Clément A Place to Bury Strangers (en fait on est tous absolument d’accord sur ce groupe), et aussi Sunn ou Sleep. Pour moi, tu peux garder tous les groupes cités par les gars et rajouter la musique de la Renaissance, la musique baroque, Arvo Pärt, Ligeti, Tim Hecker, Joseph Hammer, Dead can Dance, Cocteau Twins, Massive Attack, Björk, les chants bulgares, et beaucoup d’autres choses.
Photos Félix Ramaën.