Chez Specific, on n’est pas des voraces de fric. On aime…le spécifique, le dérangé à l’inventivité…dérangeante. Avec Geoffrey Lolli, sorte de Robert Johnson du krautrock, de Brian Eno du bayou louisianais à l’oeuvre dense et dingue (c’est, du moins, comme ça que l’artiste est considéré), on est servi jusqu’au terme de nos vies. Ses expérimentations, déroutantes, attrapent le globe de celui qui ose le pas rose. Sa musique de librairie (j’adore le terme, il renvoie tout à la fois à l’intellect et à l’idée de « joyeux bazar ») groove ici à la Gainsbourg, à la Air aussi, et se barre dans des chemins que peu osent emprunter. C’est ce qui en fait le côté « Specific », « allègrement », si on peut dire, décliné par notre homme sur une impressionnante enfilade de créations aux pouvoirs angoissants.
Inquiétants, et climatiques au point que si on parvient à ne pas décrocher (d’aucuns le feront, on ne peut les en blâmer), on a tout le loisir de se fader une succession d’atmosphères emprisonnantes. Il reste la douleur, toute dernière pièce de l’être qu’on appelle aussi Dr Geo, s’emploie à illustrer le traitement médiatique de ce qu’on appelle tous; désormais « L’affaire du petit Grégory ». Il est donc dans le ton de l’intéressé; à part, noir et, pourtant, irrémédiablement attirant. C’est L’insoutenable, avec son intervention journalistique que nacre un enrobage funèbre, qui inaugure les…euh… »festivités ». D’emblée, on se plait. A se draper dans la grisaille, à s’enticher de propos macabres qu’ensuite, L’insouciance (flashback) vient alléger sur un ton orchestral.
Sans voix, Il reste la douleur est presque, aussi, sans couleur c’est à dire allégorique, voué à la perte. Ses contours, néanmoins, sont eux ingénieux. Leur teneur pourrait faire peur, c’est régulièrement le cas mais dans le même temps, elles incitent à y revenir (Le corbeau). “Mon beau-frère, l’est innocent” joue une électro-pop jazzy à l’éclat musical imprenable. Lolli, par sa fidélité à l’affaire retranscrite, à ses « temps forts », déploie un panel parfois chatoyant dans son obscurité. Le coup de sang d’un père, qu’on attendait martelé, marie cordes et rythme asséné en fond. La douleur d’une mère s’envole, parait s’étirer à l’infini telle celle qui, face à l’épreuve, se cheville au corps. Son ton est cependant léger, dans une demi-teinte que suit un titre éponyme chaotique, orné de voix « du journal ». On croirait y être; les images, en plus du son, surgissent. C’est tout le pouvoir de ces albums voués à illustrer des faits ou films; climatiques, travaillés, ils détiennent une aptitude certaine à happer nos sens. La presse se déchaine, d’abord fort d’un arrière-plan orageux, progresse dans la classe sonore. On penserait sans forcer, ici, au Melody Nelson de Gainsbourg. Musicalité, sens de la dramatisation s’unissent dans le même but, celui de donner du relief à l’opus.
On passe ici par tous les états, Il reste la douleur aurait aussi pu être, d’ailleurs, la bande-son de nos jours actuels. Les tourments d’un juge boucle, en vagues malaisées. Le regard des hommes fait son Dunckel, son Godin. Il groove et impose, lui aussi, une atmosphère singulière. De temps quasi figés en créations plus enlevées, Il reste la douleur prend…des couleurs mais pas trop, s’élève, ondule derechef à la manière du grand Serge (Pour le meilleur et pour le pire). La malédiction de la Vologne, aux nappes de cordes attristées, vient alors clore l’effort. Notons au passage que l’artwork, qui me donne l’impression d’une disparition qu’on ne peut admettre ou réellement expliquer, de nature à susciter le mystère, est l’oeuvre de Jennie Zakrzewski (Specific Recordings, Les Disques de la Face Cachée). On ressort de l’écoute marqué mais, paradoxalement, imprégné par une forme de beauté, d’espoir, née de l’imagination d’un Geoffrey Lolli décidément hors-cadre, qui se trouve des vecteurs d’expression inédits et particulièrement porteurs.