Angrusori résulte de la collaboration entre les Norvégiens de Kitchen Orchestra et des musiciens Slovaques, qui ensemble créent un registre contemporain inspiré par des « Roma folk tunes ». Nils Henrik Asheim et Iva Bittová sont à la baguette, autour d’eux violon, saxophone, accordéon, guitares et batterie s’affairent à transcender, avec réussite et suivant des chemins inédits, les morceaux choisis. On y traite de tragédies, d’existences chaotiques, de trajectoires de vie: le disque constitue une forme de résilience, entre jazz, trad’, tango et flamenco il ne se positionne pas. On expérimente, les voix sont typées, le registre feutré comme il peut, à l’occasion de l’excellent Te me geľom andre karčma, sonner comme le tonnerre. Le son, en tous les cas, est nouveau, puisé dans la tradition certes, donc doté d’un cachet rétro certain. Mais nouveau, du jamais entendu à vrai dire. L’enivrement guette, on est vitre transporté. Sar me khere džava dépayse d’emblée, il dissone et divague vers des territoires détonnants et étonnants. Ses voix, elles aussi, nous emmènent vers un ailleurs.
Ce n’est là que l’amorce d’un voyage qui marquera les passagers, Pre ada baro svetos bricolant avec autant de dextérité et suivant des sons qu’un Tom Waits n’aurait pas rejetés. On valse, on tangue. World, haut en couleurs, fervent, Live at Tou constitue un debut album sans réel égal. Bo sloboda, bo sloboda por jette une folk ombrageuse, des élans gitanisants. Les instruments font merveille, bâtissent des trames magnifiques. Paš o pani bešav se passe, ou presque, de toute parure. Le chant y brille, quasiment livré à lui-même donc d’autant plus expressif. Seuls quelques motifs l’accompagnent, puis on passe à ce Chude man vastetar introduit par le violon. Un morceau sombre, éclairé par l’unisson des voix, qui se met ensuite à valser et s’animer, s’endiabler même, à nouveau, en dégageant des effluves de recoins lointains. Oda kalo čirikloro suit, il s’en tient de son côté à une retenue élégantissime.
L’effet est déjà prégnant, il s’avère avec la survenue d’un Nadur le romendar o cintiris aux premiers instants angoissants, suivis de ces chants décidément enchanteurs, unis dans leur ressenti, dans un écrin instrumental de toute beauté. Si ici on ne se déchaine pas, avec Rodav me miro drom la voix déraille, les sons dévient singulièrement. Quand Angrusori suit ces flux-là, il excelle plus encore. Ivre et merveilleux, le morceau enfonce le clou d’une musique novatrice. Kusturica, lui aussi, apprécierait. Arrive alors le Te me geľom andre karčma cité plus haut, également sinueux et excentrique. Te me geľom tele šuki virba clappe et swingue ensuite, pas moins fatal. C’est une chance, un bonheur, que de recevoir ce type d’album en échange de quelques lignes à son sujet.
A l’issue c’est Joj, so kerava, entrainant au possible, qui vient clore le trip bigarré. Il est vif, alerte, joyeux et tumultueux. Ses percus se lancent dans un solo bref et fou, l’alliage des chants apporte une dynamique incoercible. Instrumentalement, on tutoie à nouveau les cimes. On erre, on se fait bancal, on titube, on trace droit devant soi. La voie n’est jamais à l’avance tracée, la surprise est de mise, le tout complètement enthousiasmant. Tout ça se termine sous les hourras et les applaudissements, plus que mérités, à l’attention d’un projet osé et accompli.