A l’orée de la sortie de son Pantais Clus, d’un rap pluriel et ouvert, Rodín se confie à Muzzart….
1) Comment est né le projet Rodín ?
J’ai toujours voulu faire de la musique, depuis tout petit, un peu sans doute parce que c’était ce que faisait mon père, un peu aussi parce que j’ai grandi dans des pays où la musique occupe beaucoup plus l’espace public qu’en France (Maroc, Égypte, Liban). En tout cas, j’ai découvert le Hip Hop quand j’avais une dizaine d’années et à partir de là, ça a été clair pour moi que c’était sous cette forme que je voulais faire de la musique. J’ai commencé à écrire très tôt, alors bien sûr je vous laisse imaginer ce que j’écrivais à 11 ans… Mais finalement, vers 19 ans, alors que je traînais à l’époque pas mal dans le milieu du rap marseillais (j’étais arrivé en France quelques années avant), je suis rentré un peu par hasard dans un groupe qui s’appelle lo Còr de la Plana, et c’est comme ça que vraiment le lien avec l’occitan s’est solidifié, que je me suis professionnalisé. On a joué dans 35 pays, et tout ça avec des voix, des percussions et en occitan. J’y ai consacré exclusivement 10 ans, puis quand j’ai commencé à bien maîtriser la langue, je suis revenu au rap. J’avais complètement arrêté, à la fois d’écrire de la poésie, mais aussi de la musique.
Et puis sous la « pression amicale » de deux amis, Juan et Séb, qui m’ont dit « Tu sais rapper, tu sais chanter en occitan, pourquoi tu fais pas les deux ? », je m’y suis remis. J’y ai rapidement pris goût, vu l’ampleur de ce que ça représentait pour moi. Je voulais pas que ça sonne faux, ne pas faire de collage superficiel. Je suis quelqu’un de très constant et perfectionniste. Quand je décide de faire des choses, je mets des années à les terminer mais je ne lâche pas. C’est un peu ce qui s’est passé là. Grâce à des gens comme Denis Sampieri, avec qui je fais de la musique depuis le lycée, on est dans lo Còr tous les deux, on a monté Uèi, et Amic Bedel, qui réalise tous mes clips depuis le début, j’ai pu mener ce projet à bien. Je voulais à la fois trouver un équilibre entre toutes mes musiques : le Hip Hop, déjà sous différentes formes, les musiques que faisait et écoutait on père, plus dans le rock, les bandes son de mon enfance, à base de synthés de type John Carpenter, et bien sûr le bagage occitan (qu’il soit traditionnel ou de création(, avec justement une forte référence à la Nòva Cançon Occitana des années 70, à travers les samples que j’utilise. Tout ça est très hétéroclite. Mais je savais que ça pouvait se rejoindre et former un tout cohérent, il fallait surtout prendre le temps et c’est ce que j’ai fait.
2) Tu chantes en Occitan, pourquoi ce choix et celui-ci te sert-il à faire passer un message spécifique auprès d’une caste bien déterminée ?
Je ne pense pas vraiment que ça fasse passer un message spécifique à un groupe de personnes… ou alors il est implicite. Ce que ça dit, pour moi, de faire ça en occitan, c’est : je fais ça pour nous. I make music for my people, comme dirait Method Man. C’est clair que j’ai cette envie de (nous) représenter. Mais pour revenir au choix, avant toute chose, il faut que je situe un contexte. Je suis Franco-Allemand, né en Allemagne, et j’ai grandi au Maroc, en Égypte et au Liban. L’été, je passais mes vacances à Marseille, en Provence et dans les Alpes du côté de ma mère, mais aussi dans le Taunus et à Francfort du côté de mon père. Le reste de l’année, notamment à partir du moment où j’ai été en Égypte, vers mes 6 ans, j’allais au lycée français (qui faisait primaire, collège, lycée, d’où le nom) mais je vivais dans mon quartier. J’ai commencé à jouer dehors vers 7 ans. Mes parents n’ont jamais eu un mode de vie d’expatriés. Au contraire, ils vivaient un peu loin de tout ça. Du coup j’ai appris l’arabe et l’égyptien, avec les gamins de mon quartier, on jouait au foot, on vendait du maïs grillé…
Et déjà à l’époque, j’ai commencé à prendre conscience des différentes langues : anglais, français, allemand à la maison, arabe du Caire dans la rue avec parfois des gens qui ne parlent pas pareil, soit du Sud de l’Égypte, ou d’Alexandrie. Et puis j’ai découvert que l’allemand que je parlais (mal) était en fait l’allemand de Hesse, une variante dialectale. L’égyptien que je parlais, celui du Caire. Ensuite on est allés vivre à Beyrouth, et là encore un arabe différent. Et des populations syriennes, palestiniennes, avec encore des différences de prononciation, etc. Du coup quand je suis arrivé en 2nde à Marseille, moi qui m’étais toujours senti marseillais à l’étranger, j’ai été confronté à une drôle de réalité : je ne parlais pas du tout le même français que les autres élèves. Et c’était aussi un moment de la vie où on se définit, on se trouve ou on se fabrique une identité. D’où tu viens ? Moi, je ne savais pas répondre à cette question. C’était trop compliqué.
Alors j’ai choisi de venir de Marseille, et du coup de parler comme un marseillais. Et au préalable, quand j’étais au Liban, un collègue de ma mère, Denis Capian, venait d’Ardèche. Et quand il a vu que j’écoutais IAM, il m’a fait écouter Massilia et Fabulous. Ça a été mon premier contact avec de la musique occitane contemporaine, on va dire. Et c’est resté dans un coin de ma tête. Honnêtement, je me posais pas trop de questions, les passages en occitan dans les morceaux passaient, et je trouvais ça cool de façon générale. Mais bref, quand j’ai eu 19 ans, j’ai découvert lo Còr de la Plana, qui venait juste de faire suite à Gacha Empega, et ça a été une claque pour moi. Je me suis dit « c’est ça que je veux faire, et c’est dans cette langue que je veux chanter ». Il faut dire que j’avais un attrait depuis petit pour les musiques populaires, qui sont beaucoup plus présentes dans les pays où j’ai grandi qu’en France, et peut-être ça aussi me manquait. En tout cas, j’avais absolument aucun a priori sur les musiques traditionnelles, et j’en avais une expérience complètement urbaine.
Du coup pour moi, ce n’était pas incompatible avec mon goût pour le Hip Hop. Et donc, j’ai « découvert » une langue que je connaissais déjà, parce qu’elle m’entourait depuis toujours, autant dans la toponymie que dans les mots, expressions, chansons, de ma famille provençale. Et j’ai été en colère de ne pas avoir reçu naturellement cette langue, son histoire, la culture qui l’entourait. Alors je suis allé chercher tout ça volontairement. Pendant 10 ans j’ai collecté des anciens, appris la musique, la langue, l’histoire, transmis aussi : la langue, le chant. J’ai récupéré ce que je considérais comme me revenant: ma culture, là où le système français l’avait laissée : cachée derrière la version officielle du roman national. J’ai découvert, après avoir été bercé par les écrits de Huey Newton ou Malcolm X étant ado, que ma famille, et tout simplement n’importe qui vivant sur le territoire qui m’était cher, était de fait minorisé. Coupé de sa culture, et de sa langue.
J’ai ressenti une grande injustice. Il y avait une phrase de Massilia qui m’avait marquée : « Etre marseillais, c’est vouloir être marseillais, peu importe l’endroit ou le pays où tu es né ». Et c’est vrai. C’est comme ça, Marseille c’est notre mère, notre amour, d’où qu’on vienne. Et je pense sincèrement que si les marseillais savaient que leur langue existe encore, ils l’accueilleraient avec beaucoup de joie. Il n’y a qu’à voir comment Jul provençalise des mots tout le temps avec des « èou » à la fin. Finalement, pour répondre à ta question, je chante en occitan parce que c’est nécessaire pour moi. C’est naturel, malgré le fait que ce ne soit pas maternel. Et je le fais avec le plus d’exigence possible, parce que de base, on nous prend pour des ploucs. On vit en « province », en pays vaincu. On vit dans un pays où avoir un accent est un handicap. Alors imagine parler une autre langue, celle qui est la source de ces accents. Je me dois de faire « mieux » que si je chantais en français, en quelque sorte. Je le dois parce que face à moi j’ai des a priori, et derrière moi j’ai mille ans de poésie écrite, et encore plein de petits à l’école qui apprennent cette langue, d’enseignants qui se battent pour continuer à enseigner. Je le fais pour tout ça. Si quand on a un savoir, on ne le partage pas, il meurt avec nous. Moi je veux que ce savoir me survive.
3) Le clip de Leis Alas Dau Temps marie merveilleusement poésie et dureté de la vie, est-ce en écho à un quotidien âpre tant personnel qu’observé autour de toi ?
Le clip est né d’une proposition d’Amic Bedel. C’est un réalisateur talentueux, avec qui je partage mon chemin depuis des années. On a beaucoup en commun, tout en étant très différents. Il a grandi à la campagne, dans une famille occitanophone, il a un fort attachement territorial alors que je suis complètement déraciné. Mais on s’est rencontrés autour de l’occitan, il y a des années. Et on a de suite accroché, parce que ce qu’on voulait faire de l’occitan, et faire pour l’occitan, allait dans la même direction. On travaille ensemble, mais on œuvre en famille. Du coup il me connaît bien, et il est malin. Quand il a entendu le morceau, qui est une adresse amoureuse d’un homme à une femme, qui parle de distance, et qui faisait référence à un moment que je vivais à l’époque, il m’a proposé d’en faire un clip, mais où on ne me verrait pas, et où on verrait un père qui galère, sa fille, un voyage vers la montagne. Tout le scénario, c’est lui. Et quelque part, ça fait aussi référence à un autre moment de ma vie, où je bossais dans une usine de bitume: j’ai fait de la manutention, nettoyé des chantiers, et il y avait un enfant dans ma vie. C’est une histoire qui s’est mal terminée.
Alors même si ce n’est pas voulu pour être autobiographique, je me reconnais dans cette histoire. Amic voulait faire un clip assez réaliste, avec des gens simples. Et en même temps, il a ce rapport poétique à la vie à la campagne, il voulait montrer cette sorte d’occitan « way of life » qu’il collecte depuis des années, que ce soit pour « Biais » sur France 3, ou tous les documents ethnographiques qu’il a produit depuis des années. C’est à la fois quelqu’un qui a réalisé des clips pour Aquaserge ou Admiral T, et qui a une connaissance encyclopédique de son propre territoire. En ce sens, on a des compétences complémentaires, mais une direction commune. On maîtrise notre bagage culturel, pour autant, on vit dans un présent qui nous plaît autant qu’il nous révolte ou nous échappe. Notre quotidien, c’est de la conjugaison. Comment on conjugue ce bagage culturel avec un temps présent qui a priori ne veut plus trop de nous ? Comment on lutte contre cet écrasement, sans à notre tour écraser l’autre ? C’est pour ça qu’on choisit une voie poétique. Avec la poésie on transforme un combat en danse, et on se faufile avec grâce là où l’autre attendait une réaction violente, ce fameux « repli identitaire » fantasmé par la France jacobine. On ne se replie pas sur nous-mêmes, on se déploie devant vous, et on vous invite à nous rejoindre.
Et puis au-delà de toute considération linguistique, la poésie est un échappatoire. On vit clairement une époque compliquée. Montrer autre chose, c’est nécessaire. Ça ne veut pas dire se détourner des luttes, au contraire. Je pense qu’on lutte contre le mortifère par le beau, le vivant. C’est pour ça que l’art existe.
4) Tu sembles d’ailleurs attacher une grande importance au visuel, à l’image et à la parole. Tu confirmes ? Les moyens d’expression, chez toi, sont visiblement multiples…
En effet ! Depuis tout petit je dessine, je fais des pochettes de disques qui n’existent pas ! J’ai fait du graffiti quand j’étais ado, et suivi des cours d’art au Lycée et à la fac. J’ai toujours eu un rapport à l’art assez « large ». Je pense que c’est pour ça que j’ai autant aimé le Hip Hop dès le départ. Depuis des années, je ne peux pas aborder un projet musical sans l’imaginer en visuel. Souvent quand je suis en studio en mix, je bosse sur les visuels en même temps. J’ai toujours besoin de faire plusieurs chose simultanément ! Pour ce premier album, j’avais besoin de me prouver en premier lieu que j’étais capable de mener à bien l’intégralité du projet. J’ai écrit, composé, interprété les morceaux, participé au mix, produit, conçu graphiquement les différentes versions, avec l’aide de photographes et d’une illustratrice américaine (Lauren Napolitano), fabriqué manuellement les CD…
Pour les clips, je m’investis aussi beaucoup. Surtout dans le montage, et je gère les versions « dérivées » (teasers et autres). J’ai appris beaucoup avec Amic depuis pas mal d’années. Je lui fais absolument confiance sur tout ce qui concerne l’image, la réalisation. En revanche dès que je peux faire les « petites mains », je prends le relais. C’est aussi pour ça que j’ai voulu qu’il y ait un rapport inattendu entre son et image dans le clip des alas. En général, les clips sont de plus en plus des faire-valoir visuels, presque parfois des publicités pour les morceaux. Et je ne voulais pas de ça. Je voulais que ma musique soit autant la bande son du film d’Amic, que son film un écho de mon morceau. C’est pour ça que j’ai fait un mix où parfois la musique disparait, le son du film prend le dessus. Il y a un aller-retour entre le son et l’image, comme c’est le cas dans ma démarche créative au quotidien. Des fois, j’écris des morceaux parce que j’ai commencé une pochette que je kiffe trop. Haha.
Il faut aussi dire que je déteste les objets uniquement utilitaires. Par exemple, les flyers. Je ne supporte pas ça. Les CD promo, pareil. Depuis longtemps je me dis : tant qu’à sortir un objet, autant qu’il ait sa propre valeur artistique. C’est pour ça que j’ai monté mon label aussi, pour pouvoir faire ce que je veux, et souvent ce que je veux n’obéit pas du tout à une logique économique, mais à une nécessité artistique. Pantais Clus va sortir en vinyle aux Etats Unis chez Fake Four, on a la même vision des choses. La version vinyle a une pochette, et des visuels qui lui sont propres. Le CD a des morceaux en plus, et un univers visuel qui lui est propre aussi, et la cassette a aussi son identité. Chaque objet est différent. Ce n’est pas une simple déclinaison. J’ai envie que tout ça soit généreux. Que quand tu l’as dans les mains, tu découvres plein de détails. Je fais attention à tout,non pas par stratégie, mais parce que je suis petit fils d’artisans, de gens qui travaillaient avec leurs mains, qui ont construit des maisons, des meubles. Le rap est un monde de savoir-faire. Celui des mots, du beatmaking, du son; moi j’y ajoute celui des images, des lettres et des objets…
5) Ton son est hybride, dépaysant de par, évidemment, la présence de l’Occitan dans le chant. Penses-tu détenir un style bien à toi et d’où te vient cette propension à marier les genres et ambiances ?
Je ne sais pas si j’ai un style bien à moi… Musicalement, je me sens proche de pas mal de gens au final. Beaucoup d’artistes de Fake Four ont cette vision éclectique du Hip Hop. J’aime aussi des trucs plus mainstream mais toujours un peu expérimentaux comme Kid Kudi par exemple. Ce que j’ai voulu pour ce disque, c’est assumer justement ce côté hybride, et libre. Je ne supporte pas qu’on entrave la liberté dans l’art. Et dans la musique en France, putain, c’est plein d’étiquettes! Ça me gave. Une fois, j’ai eu un retour de quelqu’un du milieu pro, qui disait en substance : on sait pas où tu veux en venir avec ta musique. Sous-entendu, il aurait fallu que je choisisse un style et que je m’y tienne. Mais non ! Ça, c’est une logique économique: c’est pour vendre des trucs sans se fouler à des gens qui les demandent. J’en ai rien à foutre moi. J’ai envie de prendre des risques. J’ai envie d’être honnête, avec moi-même et avec vous. Je fais du chant polyphonique en occitan, dans un des groupes qui a sans doute le plus tourné avec cette musique, et je fais du rap depuis que je suis gamin. J’aime autant l’un que l’autre, et j’ai encore d’autres bagages, de Steve Reich à Pink Floyd en passant par la musique afghane traditionnelle…
J’ai eu envie de les mettre sur une balance jusqu’à trouver l’équilibre. Honnêtement, il y a quand même eu depuis 10 ans avec Kanye West, Pusha T, Saul Williams, ou d’autres, des gens qui ont donné de grands coups de hache dans les conceptions « académiques » des musiques actuelles. J’ai envie moi aussi d’avoir cette liberté. S’il n’existe pas encore de case pour ce que je fais, et bien; il faudra en créer une. Mais j’estime que ce n’est pas à moi de me conformer aux cases existantes. La seule case existante en France pour les musiques en langues « régionales » c’est une sorte de fourre-tout qui n’a pas de sens pour moi. De temps à autres, j’entends parler de « musique occitane » comme si la langue était un style. Ça n’a pas de sens. Je fais du Hip Hop alternatif, parfois « mainstream », parfois « expérimental », en occitan. Je pense que ma liberté en tant qu’artiste est nécessaire, d’autant plus dans un monde qui tend à s’uniformiser, où les libertés disparaissent petit à petit pour laisser place à la surveillance de tout, tout le temps. J’aime pas ce monde là. J’ai envie d’être libre, et je continue à prendre ma liberté créative! Si tu écoutes, et que ça te plaît, que ça te fait du bien, même si tu parles pas ma langue, je l’aurai pas fait pour rien !
6) Tu es à la fois comédien de formation, chanteur, rappeur, poète, compositeur, beatmaker, graphiste et plasticien, J’imagine qu’en toute logique, cette pluralité déteint sur ta musique ?
Peut-être. Je fais sans doute un peu appel à tout ça quand j’écris et compose. Après ça dépend aussi des projets. Pour mon album j’ai vraiment mis en avant le côté rappeur, plus que poète, mais tout cohabite toujours. C’est une question de dosage. Il m’arrive aussi d’être sollicité pour une seule de ces compétences. J’ai fait des remix pour an Illustrated Mess, un groupe de jeunes navajos avec qui j’ai eu collaboré plusieurs fois, ou pour la Malcoiffée, un groupe de polyphonie féminine occitane. Là je suis beatmaker. Mais je ne suis pas le premier à avoir plusieurs casquettes: au contraire s’il n’y avait pas eu d’autres avant, je ne sais pas si j’aurais assumé de me diversifier autant. C’est plus accepté maintenant, peut-être aussi. Je trouve ça génial de voir des gars, comme Action Bronson par exemple, qui d’un coup te sort des pures peintures dignes de Basquiat…
C’est la société moderne qui attend de nous de ne faire qu’une chose. On est tous capables de faire plein de choses, mais on nous dit dès le collège : qu’est-ce que tu veux faire de te vie ? Genre il faut choisir un chemin pour toujours, et un seul. Alors que dans le milieu ouvrier ou agricole par exemple, les gens ont toujours su faire une multitude de choses. Je trouve ça super inspirant, de voir des Mac Miller jouer de la basse, des claviers, de la batterie (paix à son âme)… On ne peut pas être un virtuose partout, j’en conviens, mais bricoler avec humilité et sincérité, c’est toujours intéressant.
7) Au delà de ta tendance à brasser les styles, n’y a t-il pas le désir de fédérer, de restaurer des rapports humains quelque peu « abîmés » ?
Indirectement, sans doute. Tout ce que je disais précédemment, sur l’artisanat, les détails, l’attention. Je n’ai pas beaucoup parlé des humains, je trouve. Mais il y a beaucoup de participants sur ce disque. Des instrumentistes, des chanteurs, des chanteuses, des ingés son, des photographes, une illustratrice, des imprimeurs, des artisans du vinyle. Et c’est pareil pour les clips. Toutes ces réalisations artistiques sont le fruit de rassemblements humains, de partage. Et cette humanité se ressent, je pense. Je sais qu’il y a une image biaisée des langues et cultures « régionales » en France. Déjà il y a une hiérarchie, qui me dérange profondément. Mais je sais qu’on est vite perçus comme des gens fermés, racistes, nationalistes.
Au final, la France nous colle les travers qu’elle a elle-même mis en place pour assurer son hégémonie, tant au niveau métropolitain que dans les DOM TOM. Moi je me sens proche des kanak, des corses, des catalans, des berbères, des réunionnais, des maoris, des navajos… J’aime les spécificités, j’aime la différence. En France on a peur de la différence. Encore aujourd’hui, des gens se font casser la gueule à cause de leurs orientations sexuelles, ou leur façon de s’habiller, et je ne parle même pas de ce gouvernement qui autorise le fichage policier des opinions politiques ou philosophiques. Je refuse cet état d’esprit pourri. Depuis toujours les humains évoluent par l’échange, le mimétisme, et la différence. La différence est autant bénéfique au génome humain qu’à toutes les cultures.
Je corresponds souvent avec Cecil et Clint, les deux de An Illustrated Mess. Ils ont grandi dans une réserve en Arizona. Quand ils sortent à la ville frontière, ça arrive souvent qu’ils se fassent frapper parce qu’ils sont natives, des gens leur disent de retourner au Mexique. Alors qu’ils sont navajos, enfermés dans un bout de terre sans eau courante, où le covid fait des ravages. Et ils sont d’une générosité et d’une humilité sans fin. On a beaucoup échangé. Nos situations sont très différentes, et à la fois, très similaires. On vit dans un pays qui ne veut pas voir ou entendre nos spécificités. Ou alors dans une certaine mesure : pour le folklore, pour le divertissement. Mais on est face à un rouleau compresseur.
Alors on essaye de vivre notre différence de la façon la plus intense et la plus belle possible. C’est pour ça qu’on s’entend bien, on partage des galères invisibles. Et on y fait face avec les mêmes outils. J’ai déjà fait l’expérience de gens qui ressentaient mon engagement pour l’occitan comme une agression. Alors que ça n’a jamais été le cas. Je ne m’exprime pas en occitan contre qui que ce soit. Tout ce que je publie est systématiquement sous-titré en anglais et en français, des fois même dans d’autres langues. J’ai tout à fait conscience qu’il y a plus de gens qui ne comprennent pas la langue que l’inverse, pour autant si on se sent agressé par ce qu’on ne comprend pas, c’est là qu’il y a une forme de xénophobie. J’aimerais que la ou les différences soient célébrées; en ce sens j’espère que mon travail, sur le long terme, permettra à sa modeste mesure d’avancer vers cette idée.
8) Ton album Pantais Clus, qui sortira en février 2021 sur Fake Four, sonne « à mes yeux », si je puis dire, comme l’union de l’ancien et de l’actuel, du son de maintenant et d’une langue déjà datée, pourtant encore d’actualité. Est-ce volontaire de ta part, ces ponts bien construits entre hier et aujourd’hui ? L’album, je trouve, est par ailleurs de plus en plus immersif au fil des écoutes…
Et bien déjà merci pour cette écoute attentive ! Je le vois comme une construction en équilibre. J’ai voulu y mettre beaucoup de choses, et quand il y a beaucoup de matière, il faut l’équilibre, sinon ça peut vite devenir indigeste. J’espère que j’y suis arrivé. Pour moi, le pont entre hier et aujourd’hui je l’ai surtout vu via les samples de Nòva Cançon. J’ai utilisé des extraits de chansons occitanes des années 70, de Nicòla Alziary ou Miquèla Bramerie. Ce sont des personnes que j’estime beaucoup. Il y en a eu d’autres bien entendu, Marti, Mans de Breish, je pourrai pas tous les citer. Mais ces gens qui à partir des années 60 ont commencé à écrire de la musique actuelle en occitan, revendicative, d’amour, de colère, j’avais envie de m’inscrire dans une filiation. Ils sont à mon Hip Hop ce que Nina Simone est au Hip Hop américain. J’ai pu les rencontrer ou échanger par écrit, au téléphone. J’ai eu leur bénédiction, et pour moi c’est une grande fierté. C’est un détail dans l’album, mais ça veut dire que je ne sors pas de nulle part, je continue ce qu’ils ont commencé, et que d’autres avant eux ont aussi fait. L’occitan est une langue écrite depuis mille ans, et il n’y a jamais eu d’interruption de la production littéraire et musicale. Quand j’écris j’ai ça en tête, quelque part. Je le dis dans « ma cançon », qui a une forme trap assez couillue on va dire. Le refrain utilise un sample de Miquèla, qui dit « je n’ai jamais pu dire ma chanson ». Et j’ai écrit « ai mai de mila ans de mestrèja dei mòts e dei sons dins lo calamèu / siáu en equilibre estrechi l’espaci de Tupac a Trencavèu » : j’ai plus de mille ans de maîtrise des mots et des sons dans le chalumeau / Je suis en équilibre, je rétrécis l’espace entre Tupac et Trencavel.
9) Il m’a fallu plusieurs écoutes pour vraiment assimiler l’album, presque déroutant de prime abord. As-tu conscience que le contenu, plutôt innovant, ne s’apprivoise pas toujours aisément ? Ne crains-tu pas, de ce fait, qu’une partie de l’auditoire décroche ou se décourage devant ses atours inédits ? Ou, au contraire, ne devienne complètement « addict » de ce rendu singulier ? 🙂
C’est possible, en effet, et ça arrive ! Je n’ai pas eu que des bons retours. Mais j’ai envie d’assumer. Et puis j’ai eu de très bons retours de gens que j’estime, comme Dan Millice qui a fait le master. C’est un gars de New York avec qui je bosse depuis quelques années. On est devenus amis au fil de temps. Il a masterisé des albums pour a$sap Rocky, et quand il a terminé de masteriser le mien il m’a écrit « Man, this is by far the best album I worked on this year ». Ça me touche énormément. Je sais qu’il a été écouté « en haut lieu » à New York. Peut-être que c’est un disque qui « se mérite », même si je n’aime pas ce terme. Je sais pas… si la mouvance générale est à la facilité, ou la superficialité, j’ai pas forcément envie d‘y adhérer. J’ai fait ce disque en étant sincère, sans stratégie effectivement.
Mais au final, c’est grâce à ça que je me suis retrouvé chez Fake Four. Il y avait peut-être juste besoin de recul ? De changer le prisme. Grâce à Francis Esteves de Dora Dorovitch, ce disque a pu être mis sous une nouvelle lumière. Le fait de bosser avec Fake Four m’a énormément donné confiance. J’ai essuyé pas mal de refus et d’incompréhension en France. Je me sentais très seul musicalement, à tout faire de A à Z. J’ai depuis longtemps un super accompagnement pour le live, vraiment, j’ai la chance de travailler avec Fabien Moutet et Florian Oliveres, respectivement du +Silo+ Occitanie, et de Scènes Croisées de Lozère, grâce à qui j’ai beaucoup mûri ces dernières années en termes de structuration, de travail scénique. Mais au niveau disque, j’étais un peu dans une sorte d’impasse. J’ai toujours tenu à mon indépendance. Mais si ce que tu fais n’est pas compris, c’est quand même frustrant.
En faisant de la musique en occitan, on s’habitue à la frustration. Mais quand même. Du coup de découvrir cet univers musical, visuel, humain, cette famille en quelque sorte, ça a été très salutaire. Alors je me dis que si des gens à l’autre bout du monde ont pu vraiment apprécier ce disque au point de le valider, d’y mettre le logo de leur label, et non des moindres, dessus, il n’y a pas de raison que ce soit pas possible en France ! La musique, la poésie, le graphisme, c’est l’organisation d’idées, de sons, d’images. C’est universel. Le fait de ne pas avoir une compréhension immédiate ne gêne que parce que les gens savent que je viens de France. Mais dans l’absolu, ça disparaît dès qu’on a à faire à un artiste étranger. Honnêtement, vous ne me ferez pas croire qu’à la première écoute d’un titre de Lil Baby vous avez tout compris. Ça va chercher les traductions sur genius.com hein. Bon ben moi c’est pareil ! Haha. Les traductions sont sur les clips, et quand l’album sortira il y aura des traductions en anglais et en français. C’est juste un léger contretemps mais ça n’empêche pas d’apprécier la musique. Et puis il faut arrêter aussi avec le culte de l’immédiateté, de vouloir tout avoir tout de suite ! C’est aussi bien de désirer. De devoir attendre…un peu.
10) Quel est ton état d’esprit, maintenant que l’opus est terminé ? Qu’en attends-tu et comme s’est déroulée sa conception ?
Le jour où Leis alas dau temps est sorti, ça m’a fait bizarre. Ça devenait réel. On a encore deux singles et leur clip : rei de la luna le 6 janvier, et pensarai en tu le 17 février. Et une surprise de taille ensuite. Mais je peux pas tout dire ! Là on va dire que la sortie va continuer jusqu’à mars à peu près. Il y a pas mal de matière prévue autour du disque, avec le lancement d’un site dédié à l’album, qui sera une véritable création graphique et sonore. Pour ça je travaille avec Valentin Belhomme, un ami webmaster qui vit à Barcelone, et qui parle aussi occitan. On a déjà lancé un site pantaisclus.art, sur lequel je mets deux vidéos par semaine, le lundi et le vendredi. Ce sont des vidéos de 35 secondes. Il y en aura 36 en tout. Ce sont des créations satellitaires en gros. Je créé des petits bouts de musique à partir de l’album et je les mets en musique. Ce ne sont pas vraiment des teasers, parce que ce ne sont pas des extraits mais des remaniements artistiques. De quelque chose qui n’est pas encore sorti. J’ai utilisé des archives personnelles en vidéo, et tourné pas mal de choses aussi, avec une caméra DV. Il y a une esthétique assez 90’s dans tout ça, des fois ça flirte avec la vaporwave aussi…
Sinon, je me sens serein. J’essaye de faire tout ce qui doit être fait pour que cette sortie se passe bien, j’ai la chance d’être bien accompagné, par Francis, Amic, Fake Four. Et puis pour moi c’est le début de plein de belles choses. Il y a des featurings dans les tuyaux avec Factor, Ceschi, un projet de documentaire aussi aux États-Unis, le live de Pantais Clus a été monté puis stoppé en cours de route par la crise sanitaire, mais on a déjà prévu de s’y remettre et de remonter sur scène au printemps. On a fabriqué plein de belles choses, de la musique, des clips, des mini vidéos, un site internet. Petit à petit mon insta se remplit, dévoile un tableau plus grand…
J’espère que cet album sera écouté, que les clips seront regardés, à cette époque où les chiffres d’internet sont tellement comparés, mis en avant… Je vois que les vues sur le premier clip ne cessent d’augmenter, ça fait plaisir. Je suis super fier de tout ce qui va sortir, j’ai envie de le partager, j’espère que le public aura plaisir à découvrir tout ça. Merci à toi pour l’écoute et tes questions qui font plaisir elles aussi !