Le très expérimental -et mental-Palo Alto s’est formé en 1989. Science-fiction, littérature alimentent, régulièrement, un répertoire aux longues pièces « chercheuses ». Jacques Barbéri, Laurent Pernice (ex-Nox) et Philippe Perreaudin, ses membres, ont récemment oeuvré avec Ptôse ou Tuxedomoon et pris part à des projets collectifs impliquant les Residents ou les Legendary Pink Dots. Pour ce Difference and repetition qui est son 10e album, Palo Alto a souhaité rendre hommage aux années 70, et plus spécialement au groupe anglais SOFT MACHINE, avec un double vinyle de quatre titres (un morceau de près de vingt minutes par face), clin d’oeil à l’album Third de ces derniers. Le projet d’en faire un concept album autour du philosophe GILLES DELEUZE s’est alors imposé. La forme a inspiré le fond. Rhys Chatham, l’écrivain Alain Damasio, Richard Pinhas (Heldon) et Thierry Zaboizeff (ex-Art Zoyd) ayant été conviés, on se retrouve donc et en toute logique entre gens voués à l’investigation sonore et autant vous prévenir de suite, l’écoute laissera des traces dans la psyché de chacun d’entre vous. Elle ravira, et renforcera, votre soif d’ambiances nouvelles, obscures. A côté de ça certains fuiront, découragés par l’exigence du rendu. Ils ne savant pas ce qu’ils ratent.
En effet les quatre morceaux prolongés planent, décollent jusqu’à atteindre les cimes et Tears of Nietzsche, le premier d’entre eux, nous emprisonne dans une sphère psychique dérangée. Une voix, hypnotique, et une instrumentation passionnante, qui monte sereinement -ou presque- en puissance au point de zébrer le mental de ses éclairs sonores mesurés, emmènent déjà Palo Alto, sans égal, dans les sphères de la créativité. Saxophone sans chaines, guitares « à la Pinhas » et sons de toute sorte, imbriqués avec maestria, nous possèdent et nous obsèdent. Peu importe le format, peu importe la teneur; après 2 écoutes immersives, je suis pour ma part sous l’emprise. Il va de soi que l’effort d’imprégnation, d’assimilation, vaut la peine d’être consenti.
On n’en est là, pourtant, qu’au début de la traversée. Celle-ci s’apaise, la fin du morceau « redescend » et laisse place à l’amorce, noire, de Rhizome où intervient Thierry Zaboitzeff. Le panel instrumental est large, les boucles comme droguées produisent un effet monstre. Nébuleux, orné entre autres par le « deviant Tibetan horn » de Jacques Barbéri, mis en valeur par des effluves vaporeuses et dépaysantes, un rythme qui touche au kraut, immuable, et des fulgurances de génie, voilà un trip qui s’adresse non pas aux tripes, mais prioritairement au mental. Spatial et spécial, mais avant tout imparable, jonché de sons qui transportent, il enclume l’oeuvre de Palo Alto. Ses bruits entêtants font qu’on ne peut, happé, décrocher de ce voyage interstellaire. Triptych, décliné en trois parties, oscille entre narration folle et sonorités cosmiques. Nombreuses, et porteuses, sont les références. Sous des airs « intellectualisants », Palo Alto dévie et déraisonne. C’est cette démence sonore, textuelle, qui lui permet de s’élever comme à l’habitude au delà des qualités requises pour générer l’intérêt.
Le dernier volet du dit titre honore le rythme, théorise dessus et le met en avant, saccadé. On est dans le sombre d’un Bruit Noir, happant. On y parle de ritournelle lâchée dans le cosmos, il s’agit bien de ça. On y évoque une force cosmique, au son de la partie justement intitulée Chaosmos. Voilà des termes, des expressions, qui définissent parfaitement l’opus. Différence et répétition, différent et répété, bénéfice de l’errance de le trompette de Rhys Chatham. Il installe une électro baladeuse, nuptiale. Celle-ci, passé une amorce étendue, s’agite. L’épopée se hérisse, prend des traits rock. Profondément psychédélique, l’effort de Palo Alto convoque Les Bottines, aux voix unies, et groove ici comme Zenzile s’il étirait plus encore ses compositions. Les sons, à nouveau, noircissent et viennent parfaire l’ensemble, de nature à arracher tout un chacun à son confort sécure.
On est bringuebalé, ça va sans dire. Jamais tranquille, bien que le rendu incite de façon récurrente à la rêverie, à la torpeur. En sa fin, il prend donc du nerf, entête, encore, de par sa…répétition. Et sa différence. On n’y fait rien comme ailleurs, on n’y fait rien comme convenu. Poétique et chaotique, Difference and repetition-A musical evocation of Gilles Deleuze tatonne, « in the dark », et célèbre les 30 ans du groupe comme il se doit, de manière à la fois exigeante et accessible pour peu qu’on soit prêt à s’investir dans la durée. Grandiose, « barbant » pour ceux qui ne le dompteront pas, le trip mérite donc qu’on s’y égare, générateur de sensations que le terme de l’écoute de ses plages sonores singulières ne suffira pas, à lui seul, à estomper.