Retrouver le live, en salle, dans un endroit aussi magique que le 106 de Rouen, c’est loin de n’être rien. Surtout quand figure à l’affiche l’élégant suédois Bror Gunnar Jansson, qui après avoir rodé son épopée solo de manière probante nous fait la surprise de se présenter un trio, formule adaptée à son blues des origines relifté à la sauce actuelle et mâtiné de rock…entre autres. Et qu’on lui adjoint Muddy Gurdy, trio auvergnat qui, comme à l’habitude dans la salle rouennaise reconfigurée au vu des circonstances, a gratifié l’assistance, toute à sa joie de renouer avec le lieu et le son, d’une découverte singulière.
Le temps d’un verre donc, histoire d’atterrir après le trajet depuis Amiens, dans l’établissement voisin, le temps, aussi, de lever la tête, non sans émotion, vers une bâtisse magnifique, que mon compagnon du soir et moi-même considérons comme notre salle préférée, puis d’intégrer la file d’attente, nous voilà plongés dans l’obscurité de la grande salle. Dans l’émotion. Dans l’expectative, parallèlement, de sets dont on attend beaucoup et qui, pour nous tous, revêtent un caractère presque « historique ». Déjà les sourires se lisent: on perçoit, dans les regards, de la félicité. Une voix annonce, à plusieurs reprises, les consignes. Elles seront de toute façon tenues et ce qu’on retient du message, c’est avant toute chose ce « Bienvenue au 106 ». La route fut paisible mais le coeur, lui, bat la chamade.
Et ce n’est sûrement pas Muddy Gurdy, avec sa vielle à roue qui authentifie son blues aux airs de télescopage entre le Centre-France et le Sud-US, approche originale, personnelle à souhait et passionnante dans ce qu’elle engendre, en renfort, qui va faire décroître l’intensité. Tia Gouttebel (chant, guitare), Gilles Chabenat (vielle à roue) et Marc Glomeau (percussions, voix), à l’unisson, sonnent comme pas un. De leur blues rupestre et rural, boisé et typé, qui fit l’objet d’un album où interviennent entre autres Cedric Burnside, petit-fils de R.L. Burnside, Shardé Thomas, petite-fille d’Otha Turner ou encore Cameron Kimbrough, petit-fils de Junior Kimbrough, émane un sentiment de transport, de dépaysement total. L’impression, aussi, de profiter d’un registre encore jamais entendu, approché, peut-être, par certains, mais sans réel équivalent de par sa teneur.
Voix de caractère, jeu magistral, plaisir non dissimulé de rejouer, univers où subtilité, cachet à l’ancienne et envolées enragées cohabitent; il y a tout, dans la prestation du groupe, pour nous faire oublier l’âpreté du quotidien. Comme un pont entre les ères, un lien entre les générations, comme une invitation au lâcher-prise, à la singularité, Muddy-Gurdy récolte des hourras qu’il n’aura pas volés. On commence à se dire, à l’issue, que le voyage n’a pas été vain. Le blues de Muddy Gurdy nous a conquis et le notre, dans le même temps, s’est estompé. Universel et traditionnel, chaleureux et dédié au partage, le clan fédère et déride les faces. Son pouvoir est grand, le terrain est déblayé avec brio, avec passion, pour le gig de Bror Gunnar Jansson. Un grand coup de chapeau, que le Nordique a pour le coup tombé, à ces trois êtres créatifs et généreux.
Passé l’essai de ses instruments, le bonhomme et ses deux complices vont, à leur tout, nous faire perdre le contrôle. Blues, dit-on? C’est bien plus que ça. On part dans des passages haut perchés, psyché ou « psych-blues », qui dévient dans des torrents sonores. On saccade la cadence, elle passe d’un tempo à l’autre, on se fait bues mais on ne dédaigne pas le rock’n’roll et certainement pas la folk. C’est une démonstration, jamais démonstrative, que l’homme de Göteborg nous inflige ce soir. Il se renouvelle efficacement, en outre, en se déparant de sa formule solo. Son registre est transfiguré, il prend une ampleur qu’on n’aurait pas soupçonnée. Imprévisible, fait de nerf et de sensibilité, habité, puissant, rageur, voilà le live qu’on attendait. Vocalement, notre homme fait merveille. Son virage rock, plutôt un série de lacets vertigineux, tout en ruptures, dans la maîtrise et sur un fil, est accompli, bien loin de se résumer aux simples genres rock ou blues. De mélancolie en bourrasques qui lancent des éclairs d’électricité, de passages heavy-blues ou encore 70’s à des instants de blues pur jus de derrière les fagots, Jansson nous apporte la preuve de l’étendue de son talent. Il surprend, ne se contentant nullement de jouer son registre à la note près. Versatile, il renvoie un p+++++ de style. Flanqué de deux acolytes fiables, il en profite pour dévier et jouer avec le feu tout en allumant un brasier blues ravageur. Ce faisant, il rafle la mise et enchante la foule normande, conquise et ce, pour une somme dérisoire.
Sa terminaison, directe et rentre-dedans, confère à son live une envergure supplémentaire. On est aux anges, un peu sonnés, un peu secoués, un peu bercés parfois également. Il nous faut retomber, réaliser. Le choc est bienfaisant, salvateur en ces temps de restriction. On est heureux, tout simplement. Pour nous bien entendu, pour les deux formations en présence, ébouriffantes. Pour le 106, terre, une fois de plus, d’enjouement et d’allégresse. Un coup d’oeil au stand de merch, bien fréquenté, le confirme: les gens, on le voit, nagent dans le bonheur. Ils achètent (à bon escient cette fois), manifestent leur reconnaissance, ont les yeux qui brillent. C’est bien le moins: ce retour de tout premier ordre aiguise plus encore l’envie collective, pressante, de retrouver des concerts réguliers dans le temps, sans consignes certes restrictives mais qui, bien appliquées, permettent pour l’heure de remettre la machine sonique en branle. Et ça aussi, c’est loin de n’être rien.
Photos William Dumont.
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