Après deux albums phénoménaux, d’obédience « afro-transe/indus », le collectif sans égal répond, par le biais de l’inlassable François R.Cambuzat par ailleurs impliqué dans divers projets tout aussi captivants, aux questions de Muzzart.
1) Pour commencer, laisse-moi te dire qu’à la première écoute du groupe, j’ai ressenti un choc, comme quand j’ai écouté et découvert le premier Rage Against the Machine au casque, en 1992. Ou quand j’ai vu BCUC en live, dans ma ville, fin 2018 si mes souvenirs sont bons. Une impression, à la fois, de puissance et de nouveauté totale. D’où tenez-vous cette singularité musicale ?
De la curiosité, puis de la conscience de la brièveté, de « l’éphémérité » de la vie. Notre temps est signifié. Se perdre : sûrement ce qu’il y a de mieux dans la vie. La plupart ne se perdront qu’au moment de mourir et il ne perdront pas grand’chose. A Tunis, pendant la révolution, j’avais lu ce graffiti sur un mur : « Suivre les étoiles. Pour ne pas finir comme un poisson dans un bocal. »
Enfin, je suis un très mauvais carriériste: le temps me manque toujours alors je ne vais pas le donner à la stratégie, au formatage, puis à la promotion et à la communication. « Faire ce que l’on veut, où l’on veut , quand on veut et avec qui on veut ». Mon plus grand succès fut d’enfin pouvoir payer mon loyer et mes factures avec la musique.
2) Comment, d’ailleurs, est né le projet ? Serait-ce à l’occasion de l’un de tes périples aux 4 coins du monde, te sachant prompt au voyage et à la rencontre… ?
En 2012, lors d’une tournée chinoise passant par la Mongolie intérieure, un ami musicien, fils de barde Kazakh, m’expliquait qu’au Xinjiang le chamanisme était resté pur car formellement interdit par les autorités chinoises. De retour en Europe, ces mots résonnaient encore. Je me demandais ce qui me faisait vivre la musique, pourquoi depuis mes premiers concerts vers douze ans, l’entrée en scène m’emmenait ailleurs, faisait disparaître dépression comme rage de dents. Précision : je suis athée, je ne suis pas non plus un néo-proto-baba, je déteste l’image convenue du chamanisme. Je viens de la sauvagerie et de l’expérimentation. Et de la curiosité pour n’importe quelle musique que je ne comprends pas et qui puisse m’interroger, depuis la classique contemporaine jusqu’aux quarts de tons orientaux.
La musique : pourquoi donc m’envolait-elle depuis toujours ? J’ai eu donc l’énorme envie d’aller voir comment et pourquoi d’autres êtres humains la faisaient. Je ne voulais pas de carte postale pour occidental en mal d’exotisme, ni réaliser une recherche ethnomusicologique, je n’en ai pas la formation. Mais je voulais jouer ces musiques, y participer certainement, mais surtout les recréer, ensemble. Car en fait, je comprenais que tout cela était universel. Le rock ou la techno, Jacques Brel comme Iggy Pop, tous sur scène participaient au besoin social de s’évader, d’oublier. D’être ailleurs. Ce n’était qu’une impression, j’étais intéressé par une confirmation. Que toute cette folie avait un rôle social, que toute cette folie était universelle.
Je ne voulais surtout pas tomber dans le piège ignoble de la world-music, ultra-léchée pour un public d’occidentaux bien élevés en mal de jolis ailleurs, où tout est beau et où les autochtones t’offrent le couscous en dansant. J’allais le faire pour moi. Et si jamais cela devait un jour monter sur scène, j’en voulais des images à projeter en fond de scène, pour que l’on se perde dans les villes, les déserts, les montagnes.
La première recherche, le premier film fut donc fait au Xinjiang. Puis nous prîmes l’appellation de Trans-Aeolian Transmission, un nom générique choisit pour ces travaux sur les musiques d’élévation (je trouve le mot « transe » un peu trop réductif).
Deux ans plus tard, je savais du Stambeli, le rite de possession musico-thérapeutique implanté en Tunisie par des populations venues d’Afrique subsaharienne, mêlant musique, danses et chants et durant lequel certains participants entrent en transe et incarnent des entités surnaturelles. La chance a voulu alors qu’à Tourbet el Bey (Tunis), je rencontre la chercheuse Amel Fargi qui me parla du rituel de la Banga, dans le désert du Djérid, entre Nefta, Tozeur et Metlaoui. Elle m’invita à l’accompagner lors des cérémonies annuelles qui auraient lieu durant l’été 2015. Au fond du désert de sel il n’y avait pas de sourires et fellations pour touristes mais une vraie dimension sociale. Nous y sommes alors restés, pour apprendre, pour participer aux rituels.
Nous : car la Trans-Aeolian Transmission est un duo d’aventuriers, la bassiste italienne Gianna Greco et moi-même.
3) Ifriqiyya Electrique est tribal et trippal, il provoque la transe et ne peut laisser indifférent. Cherchez-vous à véhiculer un message, à faire passer une idée forte par le biais de ce métissage autant sonore que culturel ?
Nous étions bien sûr conscients qu’ainsi du Djérid jusqu’aux discothèques d’Ibiza ou aux clubs rocks moscovites, le besoin de s’oublier, de s’élever était absolument identique. Citant alors Ralf Hütter (in Kraftwerk : Man Machine and Music, de Pascal Bussy, 1991) : « L’âme des machines a toujours été une bonne part de notre musique. La transe a toujours suivi la répétition, et tout le monde recherche la transe dans la vie… et les machines produisent une forme de transe absolument parfaite» , ou encore Genesis P. Orridge (Psychic TV), expliquant le phénomène: « La trance-music où les gens vibrent et tournent jusqu’à atteindre l’hyper-ventilation et l’expérience des ondes alpha-psychédéliques. (…). Ils se trouvent alors complètement « transe-formés » par cet excès primal et physique. (..). Une énergie païenne s’empare d’eux, à force de danser (…). »
Donc absolument rien de neuf dans ce que nous voulions réaliser. Mais le faire avec eux, directement, sur le terrain pendant des mois pour que la technologie ne filtre pratiquement rien mais que nous restions près de l’intention et du besoin originels, en une musique recomposée, une cérémonie transcendantale et post-industrielle, puis un concert, sur un film-documentaire-road-movie.
4) J’imagine que Glitterbeat, label très « mondial » et dédié à la différence musicale, était la structure rêvée pour sortir vos 2 albums ?
J’avais juré de ne plus jamais publier d’album. Mais tout s’est précipité. Quand en juin 2016 nous avons mis sur Youtube les premiers extraits du film Ifriqiyya Electrique (lien), je fus immédiatement contacté par plusieurs festivals prestigieux (FMM Sines, Roskilde, Womad, Clandestino…) pour l’été 2017. Puis en septembre, Chris Eckman du label Gitterbeat Records nous contactait pour une éventuelle publication discographique. Après réflexion, nous avons accepté, décidant que tous les gains iraient vers Monsieur Hassan, le muqqadem de la Banga. …Et déjà en octobre, nous nous maudissions, Gianna et moi, la phrase récurrente étant « Merde, nous avons signé avec Glitterbeat ». Non à cause de Glitterbeat qui est une merveilleuse structure, mais notre liberté s’étiolait; il nous fallait déjà composer avec communication et promotion ultra-chronophages, et pire encore, avec certaines agences artistiques.
« Rûwâhîne », l’album de l’Ifriqiyya Electrique (ce qui au départ était une nouvelle création de la Trans-Aeolian Transmission devenant un groupe) fut donc publié par Glitterbeat Records en mai 2017. Classé primal rock / primal techno / primal pogo / rituel ancestral / musique sacrée / électro, electronic / rituel adorciste & post-industriel. Le premier concert de l’Ifriqiyya Electrique eut lieu fin juin 2016, sur la place principale de Nefta, en face du café Jouj. Nous en sommes très fiers, car dans la ville de Sidi Marzug Chouchen, la restitution enflamma la communauté, et c’est vraiment la meilleure critique que nous pouvions recevoir. Puis le mot passa, en véritable traînée de poudre, et nous fûmes invités par les plus importants festivals tunisiens de l’été. Puis le reste du monde : festivals de Roskilde, Sziget, Vieilles Charrues, Womad, Womex, FMM Sines, Ofest, Pohoda, Ostrava, Plai, Notte della Taranta, etc…
Le deuxième album de l’Ifriqiyya Electrique a été publié en avril 2019, toujours pour la Glitterbeat Records. Beau succès. Pfffffffffff…………
5) Quel a été votre ressenti quand ceux-ci ont vu le jour ? J’imagine d’ailleurs qu’il y a eu, derrière tout ça, un travail profond et conséquent…
Le travail est absurde. Nous enregistrons en un multi-tracking primaire : une piste témoin all-together, puis chacun seul en re-recording. L’énorme travail est ensuite de faire communiquer l’ordinateur avec le rituel. Ce furent des heures, des semaines, enfin des mois, où courbés sur l’écran nous mettions des millions de points d’ancrage de warping pour définir les mesures et respecter les tempi, les accélérations, les stop & go, être au plus près du matériau original pour ensuite tout ré-arranger. Pas une note ni un tempo ne furent changés, en suivant très exactement les trois moments du rituel : appel à la population, appel au esprits, puis possession. Faire communiquer les démons avec les ordinateurs, puis avec les guitares électriques, pour recomposer ensemble ce rituel adorciste de possession.
Mais sincèrement, nous regrettons d’avoir fait tout cela. Il y a énormément de post-colonialisme dans la world-music (toute l’industrie est en occident ainsi que la grosse partie des bénéfices engendrés). Puis il y a ce formatage pour appâter le touriste. Enfin, l’argent et cette sorte de célébrité qui laminent tout : rôle social, communauté, amitié.
6) Par ailleurs avez-vous cherché, au moment de concevoir ces sorties, la différence « à tout prix», l’innovation claire et marquée ? Où est-ce venu de façon naturelle, au fil de votre démarche ?
Absolument rien à foutre de tout cela. Nous n’avons pas besoin de l’industrie pour survivre ou être heureux.
7) Dans quel état ressort t-on d’un live d’ Ifriqyya Electrique ? Je vois la chose comme physique, intensément spirituelle aussi..
J’aimerais que l’occident en sorte comme après un rituel dans le désert. En différence plus laïque, nous n’en sommes pas très loin. Exutoire, catharsis… De plus, quand nous jouons en club ce n’est pas sur scène mais au quatre coins de la salle. Le public est ainsi au milieu du rituel.
8) Qu’en disent, en parlant de ça, les groupes avec lesquels vous partagez l’affiche ? Avec qui joue t-on quand on s’appelle Ifriqyya Electrique et qu’on évolue dans un créneau aussi singulier ?
L’Ifriqiyya Electrique est sans église, invitée par les festivals world bien sûr, mais aussi métal, techno, punk, ou autres musées d’ethnographie. Généralement les groupes de world-music nous trouvent trop violents, trop proches des véritables racines. Car cette musique est violente, créée dans le désert en un volume incroyable. A côté de ces rituels, des gens comme Meshuggah ou Swans sont des enfants de choeurs avec flûtes à bec. Mais Marina Tsvetaeva, Charles Baudelaire, William S. Burroughs ou Kevin Michael Allin auraient certainement aimé l’Ifriqiyya Electrique.
9) En regardant Trans-Aeolian Transmission – Sahara, Djerid, Tunisia, 2 termes me viennent et s’imposent : partage et communauté. Puis (dé)possession, aussi, et aventure. Et j’ajouterai générosité. Qu’en penses-tu ?
Partage, communauté, générosité : c’est une partie de ce que j’appelle le « rôle social». Les musiciens des rituels ne sont pas des amuseurs publics. Possession/dépossession : une pratique pour aller mieux, pour soigner, oui.
10) Te parait-il possible de pousser plus loin encore la démarche et la portée du groupe, déjà extrêmement marquantes ?
Après la Banga du Djérid, nous nous sommes approchés du diwan algérien et des gnawas marocains, les musiques des cousins. Maintenant l’Ifriqiyya Electrique est devenue plus une sorte de collectif trans-africain. Le rituel du n’doëp nous interpelle, comme les polyphonies pygmées ou le taarab de Zanzibar. Le monde est trop énorme pour s’arrêter dans un seul endroit.
11) Quels sont vos projets actuels ? J’ai vu qu’une très jolie photo avait fait son apparition sur ta page Facebook, ça annonce du neuf ?
Le plus de filles possible car les hommes sont le plus souvent trop peureux, plutôt fainéants, arrogants et fiers de leur ignorance. Les femmes sont en guerre, leur libération n’a pas eu lieu, en occident comme partout ailleurs. Ce qui fait réfléchir. En 2020, l’Ifriqiyya Electrique ce sont surtout 4 guerrières.
12) Où en es-tu, sur un plan plus directement personnel, de tes différents projets « hors Ifriqyya » ?
Du côté Trans-Aeolian Transmission, plusieurs chantiers sont en cours. Nous avons passé énormément de temps au Kurdistan alévi, au Dersim (lien). Les prochaines destination sont le Sénégal et le Pamir, en frontière afghane. Tout cela demande du temps, de l’organisation, de la connaissance et de l’argent. Nous en mettons de côté, chaque jour, pour sérieusement rêver tout cela.
Nous venons tout juste de jeter un merveilleux projet fait avec Eugene S. Robinson (lien) parce qu’il a maintenant un vrai travail et que son boss ne le laisse pas partir en tournée. Good riddance.
Notre Machine Rouge avec Denis Lavant (vidéo) poursuit son action clandestine.
Enfin, le Putan Club (vidéo) -notre banc d’essai pour tout ce que nous faisons- n’a pas cessé d’écumer la planète.
13 ) Quels sont tes futurs projets ?
J’aimerais faire la révolution.