Actif depuis 1988, défricheur passionné, Christophe Feray, co-fondateur du bien nommé Atypeek Music, répond aux questions de Muzzart…
1) Tu as débuté en 1988 sous bannière Go Get Organized, label farouchement indé ! L’aventure a duré 8 ans et généré des milliers de ventes d’albums, K7 et cd. Que tires-tu de cette première épopée ?
Pour remettre dans le contexte, le label a été fondé par des transfuges de Gougnaf Mouvement, ça donne un peu de bouteille. Go Get Organized a été créé la même année que Sub Pop. GGO est effectivement le début de l’histoire et les fondations qui ont ensuite donné Atypeek Music. Notre première référence, une compilation « La chair Humaine ne vaut pas Cher » – « Tout ce qui ne s’aligne pas est automatiquement hors du rang! » sera le premier coup d’éclat, artistique, médiatique et financier. Les signatures de l’époque, comme celle de « Monster Magnet », vont alors beaucoup aider à instaurer une légitimité avec les médias et un développement international grâce à nos distributeurs et notre audience.
Cette première épopée a été passionnante et captivante, pleine de découvertes et de rencontres. En regardant dans le rétroviseur on s’aperçoit tout de même que c’était une époque très particulière dans l’histoire du rock, en gros c’est la pré-période du sacrement de Nirvana. Avant toute révolution, il y a souvent un temps de maturation et notre histoire se situe justement là. Être là au bon moment. Une convergence artistique, géopolitique et technique a pu accoucher de cette période mythique des « 90’s » pour ceux qui apprécient le rock indé. Pour faire simple le monde s’ouvrait (avec sa part de paradoxes), les murs tombaient et avec beaucoup d’effervescence, de métissages et de passions, mais aussi avec sa part d’obscurité. Nous étions dans la vague, connectée avec les dernières technologies (comme le fax) avec le monde moderne.
2) En 1991, tu rates Nirvana mais tu en arrives à signer, tout de même, Monster Magnet. Peux-tu m’en dire plus sur cette occasion manquée ?
Un noyau du collectif GGO suit de très près la scène américaine, en particulier les productions des labels Sub Pop, Tupelo Records et Amphétamine Reptile Records. De ce côté de l’atlantique il se passe quelque chose, ça bouge. Effectivement, en 1989 nous découvrons donc sur le label Sub Pop un petit groupe de Seattle qui sort « Bleach », un opus incroyable. Gros son, grosse claque. On contacte aussitôt Bruce Pavitt, le boss de Sub Pop, et négocions un deal pour une licence Europe de leur prochain album. quelques mois plus tard le fax crépite et nous annonce que ce petit groupe (Nirvana) a été approché et signé par un gros label, occasion manquée.
Qu’à cela ne tienne, nous avions un plan B: un nouveau groupe de Red Bank venait de sortir un EP intitulé « Murder » chez Primo Scree et c’était très prometteur. C’est donc comme ça que nous avons signé une licence du premier album de Monster Magnet « Spine of God », un de nos plus grands succès.
3) Quel est ton ressenti quand, en 1996, tu mets le label en hiatus ? Ou encore en 1989 quand tu sors la première référence Go Get Organized : La chair Humaine ne vaut pas Cher, avec Les Sheriff, Thompson Rollets, Witches Valley et Washington Dead Cats ?
En 1989, la scène française rock est tenue par l’alternatif, ce sont ses derniers soubresauts. La compilation cartonne car elle est très représentative de la scène française à cet instant précis. Beaucoup d’artistes reconnus y participent et nous offrent des titres inédits de qualité. Une première pièce à l’édifice et première sortie en CD (le futur !), on investit encore plus dans la technologie, notre premier photocopieur !
En 1996, ma vie professionnelle de DA empiète sur le label, je place en licence le dernier Davy Jones Locker et le premier Kill The Thrill chez Season Of Mist, une filiale de FNAC Music. Je mets en hiatus le label pour le réactiver quelques années plus tard sous une nouvelle forme avec les nouvelles technologies et usages de son temps.
4) Revenons-en à Atypeek. Quelle a été ta motivation au moment de lancer le label, et pourquoi opter d’emblée pour le digital ? Et que s’est-il passé entre « GGO » et ATYPEEK, à quoi t’es-tu consacré à ce moment ?
Le contexte a fait que c’était le bon moment pour relancer le label, nouveaux temps nouveaux usages, le numérique était l’apanage des majors, les indés en avaient peur et ne le comprenaient pas. Et moi j’avais le souvenir de cette frustration d’ado qui ne pouvait étancher sa soif de nouvelles musiques, car souvent les albums étaient inaccessibles. J’avais justement développé de bonnes compétences dans l’entre-deux en informatique, en web, en numérique. C’était le moment d’utiliser les outils des majors, se les approprier et à défaut de croquer dans la pomme, d’y placer le ver. La place était libre, tout restait à faire, un challenge et un enthousiasme assez équivalent au lancement du label dans les 90’s; faire du neuf avec du vieux !
5) Comment arrives-tu à t’imposer sur la durée s’agissant d’Atypeek, à une époque où beaucoup doivent se résoudre à stopper leur activité ?
Atypeek Music est une association, non une société; aucun salarié(e), juste un collectif de passionné(e)s. Notre économie repose sur l’équilibre, nous modulons notre activité en fonction des résultats. Pour assurer une pérennité nous avons mis en place des outils comme Atypeek Mag qui permet de communiquer à moindre coût, ou des outils classiques de réseaux. Nous gérons une partie des relations presse en interne. La recette est relativement simple et convient à l’idée que nous nous faisons de notre développement.
Schlaaass, l’un des nombreux combos Atypeek. Crédit photo: Toine.
6) Comment se fait le choix des groupes estampillés Atypeek ? Y’a-t-il des critères « incontournables », des conditions « sine qua non » pour intégrer la structure ?
« Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! » – Psaume 139.
7) Tu aimes rééditer, on t’en remercie car très souvent, tu fais revivre des groupes valeureux mais oubliés, comme Condense ou Davy Jones Locker par exemple. Là encore, comment t’y prends-tu pour sélectionner tes ressorties ?
Les rééditions sont un axe incontournable d’Atypeek Music, la première action que nous avons réalisée en passant au digital a été de placer l’ensemble du catalogue sur les plateformes comme Apple Music, Deezer, Spotify, Qobuzz, Napster etc….
Les albums réédités sont les albums qui ont du sens pour Atypeek Music, nous collaborons sur le catalogue d’anciens labels phares comme PDCD ou Pandemonium Records. Nous avons élaboré un algorithme très fin piloté par une AI pour valider ou pas une réédition. Ceci garantit la pertinence de nos rééditions. « Relationnel » reste le mot d’ordre.
En termes de ressorties, je recommande de (re)découvrir les formations qui suivent: Condense, Table, Davy Jones Locker, Nyah Fearties, Cut The Navel Strings, Hint, Fisherman, Heliogabale ou encore les inénarrables Lucrate Milk.
8) Tu as aussi créé Atypeek Mag, en parallèle du label. Quel en est le but ?
Atypeek Mag a été créé pour partager nos passions, et elles sont nombreuses : Sex, Drug and Rock’N’Roll mais pas que! Il permet de collaborer de façon étroite avec des médias, des artistes et des personnes que nous apprécions. Le magazine est devenu dès son premier numéro un atout stratégique dans le développement et la visibilité de nos actions.
Dans la liste des collaborations on peut notamment citer : Kiblind, Star Wax, Siècle Digital, Silence and Sound, Citizen Jazz The ARTchemists, Modulisme, Indie Rock Mag, Chromatique, Manifesto XXI, The Daily Board, TATTOOïsme, La Spirale, Obsküre, Barré, Exit Musik, W-Fenec, UNION, Dig It!, SURL… et Muzzart ! Vous pouvez le lire gratuitement ici : Rubrique Atypeek Mag.
9) Tu es directeur artistique d’Atypeek, cela implique-t-il qu’il y ait, derrière toi, une armée de passionnés aussi investis que toi ?
Modulaire, c’est notre recette; chaque projet à son équipe, des projets ou actions peuvent être gérés également uniquement par moi, d’autres nécessitent des compétences complémentaires. C’est le cas par exemple d’Atypeek Mag ou nous avons une équipe d’une dizaine de journalistes par numéro.
Globalement la fourchette va de 2 à 15 personnes en fonction des projets, sans compter les partenaires extérieurs qui sont partie prenante des actions comme certaines agences de presse telle Creative Eclipse qui gère notre promotion presse et radio au niveau européen. Ou encore Earsplit pour les États-Unis sur certaines couleurs d’artistes.
10) Quel regard portes-tu, à l’heure où tu réponds à ces questions, sur la situation d’Atypeek ? Arrives-tu à te projeter un tant soit peu sur l’avenir ?
« Nous sommes tous dans le même bateau » comme aimaient le dire les Davy Jones Locker. Passion et émotion, la musique n’est rien d’autre que cela pour nous, quel que soit le support. Suivre le monde, suivre les usages et s’adapter, c’est dans notre ADN tout comme la résilience. 2020 sera une année historique, il faudra reconstruire beaucoup de choses sans doute, ce qui en soit est aussi sans doute une belle opportunité.
Dans un avenir proche pour les amateurs de Jazz nous avons un énorme challenge à faire (re)découvrir le label mythique de Free Jazz « Futura Marge », rentré récemment dans le giron d’Atypeek Music. Une série de cinq compilations, réalisées sous la direction artistique d’Odile Terronès et d’Eric Terronès, célébrera les 50 ans de « Futura Marge » en 2020. Déjà 2 volumes sont sortis, consultables bien évidemment sur le site d’Atypeek Music.
11) Atypeek brasse du jeune et du vieux, stylistiquement la structure est extrêmement diversifiée et compte une charrette de références. Un festival Atypeek aurait de la tronche, non ? :)
Atypeek est encore trop jeune pour attirer un public sur sa simple appellation et fédérer un festival ; nos artistes ramènent du public sur leurs noms et leurs réputations sulfureuses. Des plateaux se font naturellement avec nos artistes ou « unions d’artistes » comme : Schlaasss + Les Vulves Assassines, Moodie Black + Postcoïtum, Sofy Major + Membrane, Loki Lonestar + Allister Sinclair…
Il restera à convaincre dans quelques années les gros festivals comme le Hell Fest, les Vieilles Charrues, les Francofolies, les Eurockéennes ou le Woodstower pour nous proposer une carte blanche.
12) Pour finir, qu’est-ce qui fait que tu connais aussi finement le parcours et le contenu de tes références, au vu du nombre qu’elles représentent ?
Hic, la bouteille jeune homme, la bouteille !