En prélude à la sortie de son nouvel EP, précédé d’autres oeuvres de bonne tenue, Carriegoss répond aux questions de Muzzart.
1) Peu d’infos filtrent à ton sujet, peux-tu m’en dire plus sur la genèse de ton projet ?
J’ai commencé ce projet solo en bidouillant chez moi sur des boites à rythme et synthés, en tâtant des styles différents. Le premier et unique concert que j’ai fait avec ce dispositif était orienté powerelectronics. J’utilisais des pédales de disto sur les instruments, et j’envoyais un chant scandé et crié. C’est une époque où j’écoutais pas mal de powerlectronics dans le style d’Haus Arafna, Pharmakon, et de l’EBM comme DAF, Nitzer Ebb pour ne citer qu’ elles-eux.
L’expérience de ce premier concert en solo ayant été assez physique, notamment par le fait de saturer à l’excès le chant et par les émotions qui y étaient retranscrites, je me suis rendu compte que j’avais envie d’adoucir ma musique et de partir sur un format « chanson ». Pour simplifier le processus d’écriture et aussi pour alléger mon setup, j’ai commencé à écrire des chansons via des logiciels de MAO, puis j’ai eu un crush sur Ableton et j’y suis restée. J’ai tout de suite trouvé ça pratique de pouvoir être autonome sur l’enregistrement, le mix, et ne pas m’encombrer de matériel volumineux et trop coûteux.
Et puis, pour ne pas rester bloquée dans le prisme de la MAO, j’aime garder la pratique d’un instrument en parallèle ; je chante et joue de la basse et un peu de batterie dans mon groupe Torropiscine, orienté synthpunk.
2) Tu as opté pour une approche sonore à la fois cold-wave, dark-wave, new-wave et j’en passe, tout ça adroitement dosé. J’entends même du shoegaze dans ton ouvrage. Comment en es-tu venue à ce patchwork musical abouti?
Mon parcours musical a été plutôt sinueux. Par curiosité et volonté d’éclectisme, j’ai évolué et continue de naviguer dans différentes scènes musicales dites « alternatives », quand j’aime bien dire subversives. Des free party aux concerts punk, aux concerts noise, je m’intéresse à plein de styles et formats de performance différents et je prends toujours autant de plaisir à faire des découvertes en concerts via ces différentes scènes, à rencontrer de nouvelles personnes.
Pour Carriegoss, j’ai voulu synthétiser ces différentes influences. Ayant été marquée par l’expérience des transe de danse vécue sur des scènes électroniques, des scènes de musique extrême, je voulais produire une musique sensorielle, atmosphérique, sombre et dansante à la fois. Mais sans être dépressive, mon envie étant de renvoyer une sensation de suavité via le chant et les paroles qui traitent pour beaucoup de sentiments, et d’onirisme. Puis, une musique que je pourrai dire « nostalgique » du fait de mes goûts portés vers des sonorités « rétro », en me référant à la minimal wave, au post-punk d’antan, de Martin Dupont à The sound, de Taxi Girl aux Stranglers.
3) Tu es passée par la langue française sur Strass et poussière (avril 2019), ton premier long format. Pourquoi ce choix ?
Je chante à la fois en Anglais et Français, avec un plus grand nombre de textes en anglais notamment sur mon dernier EP « Touch ». J’aime naviguer entre ces deux langues car elles m’offrent chacune des souplesses différentes. J’aime jouer avec le Français, ses mots alambiqués de syllabes. Mais en terme de sonorités, il m’offre moins de rondeur dans ses contours que l’Anglais. Et pour ce style wave, j’ai besoin du rebond que permet l’Anglais.
En live, je pousse ma voix dans ses retranchements, et je remarque pour mes morceaux que quand le Français se prête bien à la saturation, à une certaine nervosité, l’Anglais va me permettre de descendre plus bas dans le chant, et d’incarner une ambiance plus dramatique et suave. La langue est une matière sonore comme une autre. Dans un rapport sensoriel à l’écoute, il y a forcément des langues que je vais plus apprécier d’entendre que d’autres. Par exemple, je kiffe le post-punk, la synthwave russe. Mais je ne maîtrise absolument pas cette langue. Si je l’apprenais, je me plairais bien à chanter un morceau en russe. J’aime bien aussi l’idée de créer des langues contextuellement pour les marier à des sons, faire croire qu’on chante dans telle langue alors qu’au final c’est juste une sorte de simili yaourt qu’on envoie.
4) Que représente pour toi le fait de composer ? Plaisir, exutoire… ?
C’est un exutoire, un défouloir. Composer éveille en moi différentes émotions. Du plaisir à la frustration, je peux passer par des phases différentes. J’y travaille chaque jour, c’est un besoin. Je commence plusieurs morceaux à la fois, naviguant de l’un à l’autre, et quand je me sens bloquée sur l’un d’entre eux, pour ne pas être frustrée je vais passer à un autre. Le plaisir arrive pleinement quand je suis satisfaite d’un morceau et qu’il fonctionne bien en live. J’aime l’énergie du live, ce rush d’adrénaline, et surtout quand je sens le public respectif.
Pour la composition, j’avance à mon rythme et suis en recherche constante, c’est pour ça que j’ai besoin de garder ce fil quotidien. Je n’envisage pas ma musique comme un plan de carrière, mais comme un journal un peu personnel, un peu public, et surtout poétique. Je m’inspire tant de situations vécues que fictives, des situations parfois douloureuses, et j’en appelle à différentes émotions. Celles-ci se ressentent plus nettement en live, car je me prends à incarner sans voile et sans pudeur chaque morceau, ce qui me fait du coup naviguer de la colère, à la tristesse vers l’espoir, la détente. Oui c’est exutoire!
5) Tu es visiblement basée à Rennes, ville riche en projets « sonores » de choix. Est-ce que cela influe sur tes choix ou ta manière d’appréhender ce que tu fais ?
Rennes est une ville foisonnante musicalement. Il y a un gros vivier de groupes et d’assos programmatrices. Chaque semaine, le programme des concerts est dense et éclectique. Il y en a pour tous les goûts, pas le temps de s’ennuyer et c’est un super avantage dans cette ville de taille moyenne. Du coup, oui c’est inspirant en tant qu’artiste, et je vais régulièrement voir des concerts.
J’ai également la chance de concilier travail et passion. Je travaille dans une association dédiée aux musiques actuelles, où sont régulièrement organisés des concerts et où viennent répéter les musicien.nes de Rennes et des alentours. J’y côtoie des artistes, programmateur.rices évoluant dans différents cercles musicaux, ce qui est enrichissant humainement et artistiquement.
6) Pour en venir à Touch, ton nouvel EP, est-il en étroite relation avec les conditions de confinement que nous vivons actuellement ?
J’avais décidé d’intituler l’EP « Touch » et j’ai finalisé les morceaux avant le confinement. Donc quand les mesures de distance sociale ont été prises, j’ai été étonnée du parallèle entre le titre, les thèmes abordés, et l’actualité. Le titre fait référence à l’un des morceaux, « Typical », dans lequel je parle du fait de soigner la souffrance de l’autre par le toucher, par la chaleur humaine. Le visuel qui a été fait il y a quelques mois déjà par Badame Lambasadrise est aussi curieusement représentatif de ce qu’on vit actuellement. Cet isolement qui rend nos écrans seuls vecteurs de contact humain pendant qu’à l’extérieur le danger rôde, l’air devient toxique.
7) Quel est ton sentiment à ce moment précis où, « ça y est » je dirai!, sa sortie se finalise définitivement ?
Quand on parlait des émotions un peu plus haut, c’est toujours plaisant et soulageant de finaliser un EP, de le dévoiler. C’est excitant aussi d’appréhender les retours.
8) Avec ce Touch en poche, qu’envisages-tu en termes d’activités à court et moyen terme ?
En attendant que la situation sanitaire s’améliore, que les horizons s’éclaircissent, je prévois de continuer de faire des concerts, et de plancher sur de nouveaux morceaux. Comme je disais, je suis en constant apprentissage et je continue à chercher de nouvelles techniques sur logiciel, de nouvelles sonorités. Une fois que j’aurai assez de morceaux dont je suis satisfaite, j’aimerais sortir un LP.
9) Quelle est ta vision en tant qu’artiste « solo », sur le monde de la musique ? Entretiens-tu l’espoir d’en vivre un jour ?
Je suis habituée à naviguer dans le circuit DIY où la musique se crée, se diffuse sans visée commerciale, en circuit court, à petite échelle. Les artistes sont indépendant.e.s, et cette liberté amène à une créativité sans limite, sans cadre imposé. Du coup, c’est dans ces réseaux alternatifs et militants, que je découvre les projets les plus singuliers, et les plus intéressants. Et ces réseaux sont tellement bien tissés à l’échelle mondiale, que tu peux finalement voyager, t’organiser des tournées toi-même sans tourneur ou manageur. C’est vraiment chouette que ces réseaux soient aussi actifs, et que d’un pays à un autre ces niches musicales soient existantes. Cette question de rémunération est toujours un peu compliquée. Je pense que tant qu’un.e artiste peut s’exprimer en indépendance, qu’il ou elle garde la main mise sur son esthétique, son éthique, s’il ou elle peut en vivre en circuitant dans un réseau dans lequel il ou elle se sent safe, que son intégrité n’est pas menacée, alors s’il ou elle a envie d’en profiter, qu’il ou elle le fasse!
Personnellement, je resterai toujours attachée à cette notion d’indépendance et, j’ai aussi envie de dire, de marginalité. Tant que ma musique continue à vivre, et même si ça reste à petite échelle, je suis contente. Je suis vraiment habituée à voir des supers groupes jouer sur des petites scènes en circuit court, enchaîner avec une sacrée énergie les tournées pour continuer à diffuser leur musique. C’est bien le lot d’une grosse part de musicien.e.s. Les programmations des scènes conventionnées, des gros festivals ne sont pas vraiment représentatives de ce vivier tellement dense.
10) Quels seraient, selon toi, les avantages et inconvénients au fait d’oeuvrer en solo ?
Oeuvrer en solo offre forcément une super liberté de composition. Tu es seul.e maître à bord du vaisseau donc tu as de quoi explorer de vastes étendues. Après faut quand même un peu de fuel pour alimenter le moteur si tu veux pas stagner et lentement perdre de l’altitude. Donc, c’est toujours chouette d’avoir des avis extérieurs, et de s’échanger des tips entre camarades. Fabriquant ma musique toute seule, de l’enregistrement au mix, je fais ça dans une logique artisanale, à ma mesure. Je fais avec les outils que j’ai à ma disposition, et j’expérimente avec eux.
Parfois la solitude peut être un peu déroutante c’est sûr, quand on bloque techniquement notamment ou via l’expérience du live aussi qui peut être intimidante au début. Mais s’exprimer tout.e seul.e sur scène est aussi sacrément jouissif! J’ai eu un certain déclic en voyant des artistes comme Grimes, John Maus, se lâcher sur scène, s’éclater et communiquer toute cette dose d’énergie avec juste un léger setup de matos.
Photo couleur: Renaud Leroux
Photos noir et blanc: Hazam Modoff