A la tête, depuis 6 ans, d’un label particulièrement intègre et prolifique, le Franco-Espagnol au parcours pour le moins fourni répond à nos quelques questions….
1. J’éluderai la sempiternelle question sur le nom du label, ma première portera donc sur l’activité que celui-ci génère ; quelle est-elle au juste ? Et pourquoi avoir décidé, en 2013, de fonder cette structure ?
On ne monte pas un label aujourd’hui comme on le faisait dans les années 80 ou 90, et je vous déconseille vivement de le faire si vous vous imaginez gagner de l’argent en vendant des Cds car vous en perdrez bien plus que ce que vous pensiez en gagner. Vu l’état du marché de la musique sur format physique en général, et des scènes underground en particulier, nous sommes dans un milieu de niche où il faut aller chercher chaque client et chaque fan à la force du poignet, et avec des moyens réduits si on n’a pas d’appui dans la presse musicale parisienne.
Nous avons lancé le label fin 2013 avec la publication d’un Tribute à Daniel Darc et Taxi Girl, et grâce au succès de nos 115 références à ce jour (un peu plus de 80 groupes ou artistes ont été signés sur UPR) nous comptabilisons aujourd’hui environ 6000 clients dans le monde (ce qui pour moi a concrètement beaucoup plus de puissance et de sens que les 14000 personnes qui nous suivent sur notre page Facebook, les 3000 followers de notre page Soundcloud ou les 1450 abonnés à notre chaîne You Tube!). Et malgré ce relatif succès, avec chaque publication nous réussissons tout juste à financer les frais de la sortie suivante. Cela reste donc très fragile et il faut énormément d’énergie et de passion pour réussir à mener à bout ce que je considère comme un combat culturel et esthétique face à la médiocrité des scènes musicales actuelles. En France notamment ce qui passe sur les ondes depuis 20 ans et d’une indigence incroyable, c’est carrément à vomir. Le problème c’est que nous retrouvons la même médiocrité dans nos scènes underground qu’elles soient Synth Pop, Post Punk, Cold ou EBM, polluées par des tas de petits groupes sans talent qui ne font que ressasser des clichés éculés, souvent grotesques et peu en phase avec le monde actuel.
Si j’ai pris l’initiative de monter un label il y a 6 ans c’est pour aider des artistes que j’apprécie, pour partager avec eux mon expérience du milieu de la musique, une certaine maîtrise des outils de cette industrie, ma culture musicale qui débute au début des années 80, mes connaissances, mon réseau et mon carnet d’adresses. La vraie vocation d’un patron de label, c’est avant tout de mettre au service des groupes un savoir faire et une vraie expérience. Si vous n’avez aucun des deux pas la peine de tergiverser, votre label ne dépassera pas les 5 références et vous ne vendrez pas plus d’une centaine de disques.
De nos jours avec la démocratisation permise par internet n’importe quel gugusse peut se prétendre directeur de label (ou musicien), j’ai même été contacté il y a 2 ans par un couple du nord pour que je leur donne des tuyaux sur comment il fallait faire pour la Sacem, à quelle usine de pressage et quel distributeur il fallait s’adresser etc… et j’ai vu naître cette dernière décennie un peu partout des petits labels qui ont disparus après 2 ou 3 publications. J’appelle ça des caprices de personnes aux egos surdimensionnés qui, se confrontant à la dure réalité du marché, finissent par jeter l’éponge en laissant des groupes dans la merde. On ne peut sérieusement pas se prétendre producteur, tourneur ou gérant de label comme ça sans expérience, sans thunes ni contacts, c’est ridicule car toutes les bonnes intentions du monde ne suffiront pas si vous n’avez pas un minimum de crédibilité, de contacts et de professionnalisme pour que ça fonctionne. Il y a énormément d’escrocs et de mythomanes dans le milieu de la musique, il faut juste apprendre à les repérer, j’ai d’ailleurs rédigé une liste noire des personnes à éviter dans nos scènes et je la tiens à la disposition des gens qui veulent éviter de se faire entuber. Le public potentiel lui ne se rend pas forcément compte de tout cela, par manque d’éléments et d’informations, mais un label se doit de faire le tri car c’est une marque, et de la crédibilité de cette marque dépendra le succès ou l’échec d’un album.
Pour moi un label, c’est une structure qui finance le mixage, le mastering, le pressage et la distribution de ses groupes. C’est ce qu’on appelle la production, et c’est par ce biais que le label appose son tampon sur l’œuvre d’un musicien. Mais je donne aussi mon avis sur le son, sur les morceaux, sur la tracklist du CD, sur les visuels. J’interviens sur la plupart des œuvres, sinon à quoi ça sert de faire appel à un label si c’est juste pour qu’on paye le pressage, qu’on mette notre logo dessus et qu’on s’occupe de la vente!? S’imaginer cela c’est une vision restrictive et appauvrie de ce que doit être un label de musique . Tous les labels que j’ai aimé dans les eighties (4AD, Mute, Factory…) ou les 90’s (Warp, Zoth Ommog, Novamute, Ant Zen …) avaient une ligne éditoriale particulière et pas forcément enfermée dans un seul genre musical. Mon rôle c’est de conseiller l’artiste ou le groupe, de l’épauler, de lui amener ma propre vision de ses compositions, de l’aider à accoucher du meilleur de lui-même et pas juste de sortir son disque puis basta.
J’aime quand des groupes ont leur propre image et un son unique mais ce qu’ils doivent savoir c’est que sans une vidéo digne de ce nom ce sera difficile de promotionner une disque dans ce monde surchargé d’informations inutiles et chronophages, ou la seule chose qui peut faire avancer un artiste c’est la mise en relation avec ses fans potentiels de par le monde. Les likes sur Facebook ça n’apporte rien, c’est de la branlette, une satisfaction éphémère et stérile, par contre signer sur Unknown Pleasures Records c’est voir s’ouvrir des perspectives intéressantes pour peu qu’on se donne les moyens d’être unis et efficaces.
2. Je suis frappé, à chaque écoute ou presque, par l’intégrité et la qualité des artistes que tu promeus ; comment déniches-tu tous ces talents ? La pluralité des genres, avec en toile de fond un esprit délibérément « cold », semble te tenir à cœur ; tu confirmes ?
Mis à part 3 ou 4 artistes que j’ai sollicité parce que j’étais fan, la majorité des groupes ou artistes que nous avons signé sont venus à moi car ils aiment l’image et la réputation de qualité que véhicule notre label. Quelques décennies d’activisme et de travail avec les plus grands musiciens de nos scènes m’ont apporté une expérience affinée, un sens de l’organisation, de l’image, de la promotion et de la direction artistique qui n’est pas anodin dans la qualité des artistes que j’ai signés depuis 2013. J’ai toujours essayé de faire les choses de manière cohérente, car à la fin on sera jugé sur l’entièreté du parcours plus que sur une œuvre en particulier.
Alors forcément mes propres goûts musicaux dirigent mes choix quand j’écoute la démo d’un groupe ou d’un musicien solo, je recherche de la profondeur, de la justesse émotionnelle, j’essaye d’éviter la pose, le vide et la caricature, que l’on retrouve trop souvent dans ces scènes très chargées émotionnellement et visuellement. J’exècre les clichés mais je kiffe ces nouvelles générations qui font du son old school sans aucune forme de nostalgie mais seulement parce qu’ils aiment exprimer des émotions mélancoliques, souvent nihilistes aussi, face à ce monde de tarés dans lequel nous vivons.
3. J’ai noté une attention particulière portée à « l’objet disque », qui me réjouit à l’heure où les formats « mythiques » (vinyle, cassette, cd) sont délaissés ; ça aussi, c’est l’un des tes credo?
Bien sur, pour moi la musique n’a pas de sens en dehors du format physique sur laquelle elle est gravée, et c’est pareil pour les livres. J’ai une vision quasiment intransigeante de ce que doit être un « produit » UPR, tous les albums ne méritent pas forcément qu’on mette de l’argent dans la fabrication d’un disque, mais dans la majorité des cas je pense qu’un artiste qui n’a jamais sorti de CD ou de vinyle n’existe pas.
Tu sais il m’est arrivé de refuser des groupes, ou des albums ayant un fort potentiel, tout simplement parce que je n’aimais pas la production ou une ou deux chansons, et dans ce cas si un groupe ne veut pas tenir compte de mon opinion je l’invite gentiment à aller voir ailleurs. J’ai refusé de signer par exemple les premiers albums de groupes comme Factice Factory ou Luminance à cause parfois d’un ou deux morceaux que je n’aimais pas et qu’ils n’ont pas voulu enlever ou remplacer. J’ai aussi raté l’occasion de signer Hante quand celle-ci m’a contacté pour son premier album solo parce que je n’avais pas du tout apprécié son groupe Minuit Machine. J’ai refusé cette année de signer le deuxième album d’Antipole parce que je n’ai pas du tout aimé le chant féminin trop marqué goth sur deux ou trois titres. J’ai refusé le premier album des jeunes bordelais Lobby (dont j’avais pourtant apprécié les maquettes) parce que j’ai estimé qu’entre leurs démos initiales que j’avais trouvées fort intéressantes et la production finale dégoulinante de synthés 80 FM cheap ils n’avaient plus leur place sur notre catalogue, j’ai aussi refusé le dernier album de Love In Prague parce qu’ils ne souhaitaient pas que je fasse améliorer le mixage et le mastering de leurs démos.
De la même façon dès qu’un de nos artistes se comporte de manière désagréable, qu’il fait preuve de manque de respect ou se permet de critiquer en loucedé le label qui lui a donné sa chance, je m’en sépare définitivement comme cela a été le cas pour certains projets solos qui n’ont d’ailleurs plus rien sorti d’officiel depuis leur éviction d’UPR. Je regrette que cela se soit passé ainsi, mais la moindre des choses pour un musicien c’est d’être corporate et loyal et de respecter le label qui a daigné mettre du fric sur la table pour sortir son disque. Je prends assez de risques, et je me décarcasse déjà suffisamment pour promouvoir toutes ces musiques extrêmement confidentielles que je n’ai aucune envie qu’on m’emmerde avec des gamineries. Se définir comme « underground » ne veut pas dire accepter tout et n’importe quoi, au contraire, j’estime qu’à notre niveau nous n’avons pas droit à l’erreur et que pour être crédible et respecté il ne faut rien laisser au hasard. Le respect et la crédibilité ça se gagne à la force du poignet, il y a déjà assez de médiocrité dans ce monde pour ne pas avoir à faire des concessions quand on aspire à une certaine forme de sublimation.
On a débuté par des pressages de 500 exemplaires, avec un soin très particulier porté au son (mixage et mastering de haute qualité exécutés par des pointures comme James Aparicio, Eric van Wonterghem ou Friedmann Kootz) et des visuels à l’esthétique irréprochable. En tant que grand fan du Bauhaus de Walter Gropius j’ai un rapport très fort à l’esthétique, la fonctionnalité des œuvres visuelles et leur impact culturel dans l’esprit des gens qui achètent nos disques. Le CD reste pour moi le meilleur format en termes de son pour peu qu’on fasse faire un mastering haut de gamme (qui a encore envie d’écouter les craquements d’un vinyle fort onéreux sur de la musique électronique minutieusement produite?) et son prix de vente reste très correct, car le disque laser est un format accessible à tous, facile à ranger ou transporter contrairement au vinyle qui est trop cher à fabriquer, à transporter (avec des délais de plusieurs mois d’attente) et par conséquent inaccessible pour les fans des classes moyennes basses, les jeunes ou les étudiants.
4. Tu as fait partie de groupes (HIV+, Adan & Ilse) et tu as été DJ, que tires-tu de ces expériences ? Quel sont leur apport dans ton activité au sein d’UPR ?
Cela fait 30 ans que j’agis en tant qu’activiste, DJ et musicien (puis plus récemment auteur de livres chez Camion Blanc) dans les scènes Indus, Cold, Post Punk, EBM et Synthétiques françaises ou espagnoles. J’ai débuté ma carrière en 1987 comme DJ résident dans deux clubs cultes du sud de la France (Guinguette du Rock/Avignon puis Trolleybus de Marseille) en même temps qu’organisateur de concerts et de soirées de 1993 jusqu’à nos jours. J’ai donc acquis une certaine expérience de ces milieux d’expression musicale dite « obscure » et j’imagine que c’est de cette expérience que vient la crédibilité de notre label Unknown Pleasures Records au niveau international.
5. « Past+present=future », ai-je lu sous le logo du label. A quoi renvoie l’expression, a t-elle une portée strictement musicale ou est-elle plus ouvertement « sociétale » ?
Les deux, mais tu peux y ajouter une portée philosophique qu’on retrouve d’ailleurs dans les pages de mes bouquins. Gérer un label à notre époque n’est pas un simple hobby mais un pur sacerdoce, ça nécessite beaucoup de temps, d’exigence, de diplomatie aussi, de ténacité et de résilience aussi car il y a forcément des conflits d’égos à gérer si l’on veut que l’œuvre finale soit le plus proche possible de la perfection que je me suis fixé. Je mène un combat culturel perdu d’avance mais j’irais jusqu’au bout, et comme dans tout combat il y a des gagnants et des perdants. Je souhaite que les leçons esthétiques et musicales du passé soient exprimées au présent dans le but de donner du sens à notre futur en tant que scènes et mouvements musicaux étiquetés « dark ».
J’ai toujours défendu une musique qui touche avant tout le cœur et l’âme, j’ai toujours eu horreur de ces techniciens et virtuoses dont l’acte créatif est vide de sens et prends la forme inepte du divertissement. L’Art et la Technique peuvent très bien fonctionner ensemble, mais l’un ne doit pas se substituer à l’autre sous peine de verser dans une forme d’élitisme dont j’ai horreur et que j’ai toujours critiqué avec virulence. Ce n’est pas parce que tu as fait des études aux Beaux-Arts (c’est mon cas entre 1986 et 1991) ou dans un Conservatoire que tu auras une vision pertinente et un talent génial dans tout ce que tu vas entreprendre de créer. Au contraire je suis de ceux qui pensent que pour être justement créatif, il faut se libérer des dogmes et des conventions et ne surtout pas oublier que l’on s’adresse à des humains avec des sentiments qui leur sont propres, mais aussi des contradictions et ce besoin de posséder une œuvre qui te touche et te procure des émotions.
6. Gères-tu tout en solo sur UPR? J’ai toujours pensé que c’était le cas…
Oui je gère le label seul effectivement mais je compte sur l’aide de ma chérie pour tout ce qui est paquets, envois de commandes et paperasses, et moi je gère tout ce qui est musical, technique, visuel, promotionnel et organisationnel. Et je fais ça en dehors de mes heures de travail alimentaire dans la Fonction Publique d’État car un label indépendant en France ne peux pas permettre de payer un loyer. Il faut savoir que même si nous avons vendu quasiment la moitié de nos productions dans le monde entier le label ne rapporte que ce qu’il faut pour nous permettre de financer chaque sortie suivante et de ce côté là ça fonctionne bien, la preuve c’est que nous avons publié plus de 115 productions dont plus de 80 albums différents en format physique, ce qui est remarquable dans le contexte actuel où la majorité des gens écoutent des mp3s pourris sur leur smartphone.
7. Existe t-il en France des structures dont tu te sens proche, qui fonctionnent selon une éthique semblable à la tienne ?
Pas vraiment non. J’ai des liens très amicaux avec des labels comme Manic Dépression ou Icy Cold avec qui je bosse parfois pour des sorties conjointes vinyles/CD et qui distribuent certaines de nos sorties, mais sinon dans l’ensemble je suis quelqu’un de volontairement solitaire et je ne fais partie d’aucune bande, ni d’aucune secte musicale, ni aucun milieu endogame. Je fonctionne réellement comme un électron libre, même si j’ai beaucoup d’amis dans des scènes musicales différentes. Certains détracteurs disent que je me sens un peu trop « investi d’une mission », ils n’ont pas tort et de ce fait j’ai l’habitude de faire fi de toute forme d’obstacle qui pourrait m’empêcher de réussir ce que j’ai entrepris qui est de redonner leurs lettres de noblesse à des genres musicaux qui, selon moi, ont été depuis trop longtemps passablement galvaudés, caricaturés ou ridiculisés par des labels sans réelle vision esthétique et des formations aussi médiocres qu’opportunistes.
J’ai une vision assez noble de ce que doit être la musique. La musique peut se révéler parfois plus puissante que la vie elle-même. Certains mouvements musicaux ont permis à la société d’évoluer, de changer, de modifier les perceptions et de libérer les énergies et les idées, de créer des liens extra-communautaires ou inter générationnels.
8. Étant partie intégrante des « scribes » qui décrivent la musique et tentent par les mots de la mettre en avant, je me demande dans quelle mesure tu estimes les écrits liés à tes sorties, quelle valeur tu leur accordes ?
Je ne saisis pas vraiment le sens de ta question, mais si tu désires savoir si j’accorde de la valeur aux trois livres que j’ai écris ces 18 derniers mois pour l’éditeur Camion Blanc alors ma réponse sera oui bien sûr, sinon pourquoi je me serais fait chier à me plonger pendant des jours et des jours dans de longues heures d’écriture !!??
Mes ouvrages sur Joy Division, Nick Cave et Nitzer Ebb, sont tout simplement le prolongement d’une vie d’activiste, de DJ, de musicien, et de passeur de cultures qui ont tendance à se dissoudre avec le temps qui passe. Je suis encore là pour rappeler dans quel contexte sociétal et musical se sont crées les mouvements de l’Après Punk, la New Wave, la Cold Wave, l’EBM des débuts et plus récemment la Techno (« Dark » évidemment) dans son assertion originale anti-système.
Quand on voit ce que tous ces mouvements sont devenus aujourd’hui et de quelle façon certains d’entre eux ont été récupérés, heureusement qu’il reste encore des gens comme moi et certains de mes illustres amis pour en parler, transmettre, promouvoir et rendre hommage à de grands artistes issus de l’underground qui ont un jour permis à l’Art, à la musique et à la performance scénique d’évoluer.
Ouvrage sur Nitzer Ebb-Le Camion Blanc