Dans la foulée de la sortie du somptueux « From somewhere invisible », le groupe créatif et collaboratif à bon escient se plie à notre « interro », en élève aguerri et avisé.
1) Pour commencer, inévitable question sur votre nom de groupe, que j’ai interprété en toute simplicité comme « des oiseaux pris dans la tempête », d’où une idée de tourmente sonore ? Ai-je visé juste ?
Stéphane : C’est un nom Totem comme aime le dire Frédéric. Il est donc par essence interprétable, un peu magique au sens littéral. Chacun tente de se débattre dans la débâcle du monde actuel. Mais les oiseaux-tempête existent réellement. Ce sont un peu les anges gardiens des marins.
Frédéric : Tout un tas d’anciennes mythologies prêtent aux « hydrobates pelagicus » (le nom scientifique de ces oiseaux de petite taille) le pouvoir d’annoncer aux navigateurs en haute-mer les fortes tempêtes, apparaissant tels des oracles comme marchant sur l’eau, se glissant en bandes derrière le sillage des navires. Les océanites ou petrels-tempête (leurs noms vernaculaires) seraient pour d’autres croyances les âmes des marins perdus en mer…
Il y a des contrastes possibles et des équilibres poétiques différents dans les symboles que contient ce nom-fétiche, du pluriel au singulier. Tu peux effectivement l’interpréter au figuré comme une tourmente (sonore, sociétale, sensible…), mais aussi comme un talisman qui protège ou un présage qui ouvre une voie nouvelle. C’est en tout cas la métaphore d’une intensité qui surgit du commun et n’a pas peur de s’appuyer artistiquement sur des pylônes en mouvement. Pour chaque disque, chaque tournée, nous cherchons en étant attentif aux signes qui surgissent, et naviguons à vue.
2) Parlons de ce nouvel opus, l’excellent « From Somewhere Invisible » . Quel est votre ressenti à sa sortie, et quel est l’apport des « featurings » et autres interventions plus régulières que vous sollicitez ?
S : Nous sommes très heureux qu’il sorte enfin. C’est un disque qui renoue avec la spontanéité du premier. Fait dans l’urgence et ce voyage là n’était du tout préparé contrairement aux précédents. Après s’être liés d’amitié avec Radwan (Jerusalem In My Heart) lors d’une tournée en Europe, ce dernier nous a proposé d’aller enregistrer dans son studio, le mythique Hotel2Tango lors d’une poignée de dates canadiennes qu’on devait faire. On a demandé, naïvement comme très souvent, à Jessica Moss de passer nous voir vu qu’elle habitait à côté et que c’est une bonne amie de Radwan. Elle s’est prise au jeu et est revenue le lendemain pour enregistrer la quasi totalité de ce que tu peux entendre sur l’album. Jean-Michel était venu avec nous, ainsi que Paul et Jos. Radwan quant à lui passait de la console au buzuk et autres synthès modulaires. Nous avons tout improvisé pendant 3 jours, beaucoup ri et tout semblait si naturel. C’est un très bon souvenir.
« On s’est beaucoup fiés à nos intuitions, on a beaucoup expérimenté, autant dans le jeu qu’à l’enregistrement ou au mixage… »
F: Après AL-‘AN! (2017) et sa continuité live (TARAB, 2018), nous n’avions absolument aucune idée d’un disque à venir. Ni même si il y en aurait un de suite. Certains nous imaginaient sans doute, après la Grèce, la Turquie, la Sicile, le Liban, continuer les voyages au pourtour de la Méditerranée, nous on pensait plutôt à se reposer un peu et à alimenter nos autres projets à côté du groupe. L’invitation magnifique et inattendue de Radwan nous a plongé avec Stéphane dans un super studio à Montréal pour une possible nouvelle histoire avec une dream team autant régulière (G.W.Sok (ex The Ex), Mondkopf, Jean-Michel Pirès (Bruit Noir)) que nouvelle (Radwan et Jessica). On n’a pas réfléchi a priori ; on savait juste que si quelque chose sortait de ce terrain de jeu possiblement explosif mais bref, il faudrait que ce soit du neuf, que le matériel nous surprenne vraiment. Autant sur le fond que sur la forme. On a toujours privilégié la totale improvisation en enregistrement, mais sur celui-ci l’imprévu nous poussait à aller encore plus loin peut-être, sans filets aucuns, sans field recordings, sans repérages.
On s’est beaucoup fiés à nos intuitions, on a beaucoup expérimenté, autant dans le jeu qu’à l’enregistrement ou au mixage, en faisant pleinement confiance à Radwan pour la production sonore. Jos (aka G.W.Sok) était avec nous dès l’enregistrement de la musique, ce qui a teinté le disque assez vite d’un désir que ce soit sa voix qui nous serve de fil rouge, de guide. Pour deux des trois longs morceaux avec lui, il a choisi les poèmes qu’il allait dire (des textes de Mahmoud Darwish, Ghayath Almadhoun et Yu Jian) et enregistré ses prises dans la foulée de la musique ; on avait tous des frissons dans la control-room, Jessica et Radwan tellement émus d’assister avec nous à quelque chose d’un peu spécial : le grand G.W.Sok à l’oeuvre, en one-shot. Globalement, malgré le froid extérieur (-18°) on s’est beaucoup amusé, avons fait des boules de neige et bu de chouettes breuvages bien distillés.
3) Vous êtes, depuis vos premiers pas discographiques, très prolifiques. D’où vous vient cette productivité ? Correspond-t’elle à une forme de « boulimie créationnelle» ?
S: Je dirais juste qu’on brûle et alimente notre crédit à la banque du riff. Tant qu’on a le jus et surtout l’envie de faire des choses tous ensemble, pourquoi ce priver de ce sacré don du ciel que de s’être rencontrés, trouvés… Le plaisir de jouer ensemble est notre moteur. On essaye de faire de beaux disques, même s’ils nous échappent souvent totalement. C’est aussi simple que ça.
F: C’est un peu du hasard circonstancié. Le fait sans doute de ne pas ressasser des morceaux mille ans avant de les enregistrer, de ne pas non plus les épuiser en tournée, d’envisager tous nos invités comme un collectif mouvant ou une famille de coeur, de rester ouvert autant que ce peut, produit qu’on est en permanence à l’écoute du moment, du bouillonnement de sa création. Tant qu’il y a du désir, qu’on arrive à dire un truc ensemble qui nous semble pertinent, alors on se dit que ce rituel d’enregistrement et son résultat valent le coup d’être partagés. Si ça nous fait sortir deux disques par an, tant mieux ; si ça nous fait faire une pause à un moment, et bien tant mieux aussi.
4) Pour en revenir à l’album, j’y entends, si on peut dire, un contenu légèrement plus « accessible », moins exigeant quoique toujours très riche et dense ; avez-vous eu ce souhait « d’aérer » votre rendu ?
S: Je vois très bien ce que tu veux dire, mais non rien n’est jamais prémédité avec nous. Je pense qu’il est beaucoup plus direct, plus court aussi. Nous avons pris pas mal de temps pour trouver le bon équilibre entre les morceaux. Le disque a été amputé de moitié quasiment, pour une question de cohérence.
« Vu la relative longueur de nos opus précédents, on a eu envie sur ce coup-ci d’un disque plus compact, tant au niveau de la durée qu’au niveau du son. »
F: Effectivement, sans rien se dire pourtant, on s’est rendu compte dès l’écoute en studio des premières prises que ce possible disque aurait un esprit un peu différent. Avec la place de la voix de Jos, les violons de Jessica qui se mêlaient aux cuivres synthétiques de Mondkopf et à nos synthés ou instruments électriques, il y avait directement un côté « orchestre » / « big band » sous 220volts. Jean-Michel à la batterie y a répondu naturellement par une pulsation terrienne mais pourtant très aérée, tu as raison. L’envie de Radwan d’isoler tous nos amplis dans des pièces différentes nous laissait une grosse liberté au mixage.
Du coup on a eu envie de mettre en avant les éléments rythmiques, de creuser les textures, la compression, de tester des trucs un peu fous en production. A part certains morceaux où l’on a un peu fait les sorciers au montage ou avec des overdubs, la globalité du disque a été enregistrée live en direct. Le gros du travail a été d’être durs avec nous-mêmes dans la sélection, de ne garder que ce qui nous semblait faire sens et corps ensemble. Vu la relative longueur de nos opus précédents, on a eu envie sur ce coup-ci d’un disque plus compact, tant au niveau de la durée qu’au niveau du son.
5) Vos pochettes, magnifiques, souvent grises ou plutôt en noir et blanc, sont à l’évidence très expressives. En tout cas, elles suscitent la réflexion. Ont-elles une signification particulière, représentent t-elles une suite synonyme de continuité dans le signifié ?
S: Encore une fois tout est question d’interprétations. Mais une chose est sûre, elles doivent s’imposer à nous comme des évidences. Que se soit les photos de Frédéric ou celles de nos amis photographes, il faut qu’elles fassent sens, qu’elles résonnent en nous et évidemment avec le disque.
F: Il y a tout plein d’indices cachés et de correspondances symboliques dans notre petit corpus de pochettes et d’artwork, quasi essentiellement photographique. Parfois volontairement, parfois inconsciemment. Les pochettes déjà existantes nous aident sans doute à dégotter les nouvelles, et nous avons la chance d’être entourés de photographes et d’artistes ultra talentueux. Pour « From Somewhere Invisible », l’hésitation a été plus longue que d’habitude car nous ne voulions pas inscrire ce disque dans un territoire géographique trop référencé, mais plutôt brouiller les pistes, les espaces.
La dualité extérieur / noir et blanc (photos de Damien Daufresne) et intérieur / couleur (photos de Gaël Bonnefon) est apparue comme une révélation : elle permettait ainsi à différents imaginaires, différents mondes, de fonctionner et de dialoguer ensemble. C’est ce même fil qu’ont tiré les vidéastes As Human Pattern (Grégoire Orio et Grégoire Couvert) pour réaliser le clip du morceau « He Is Afraid And So Am I », en triturant des images d’archives pour traiter de notre monde contemporain et des pistes suggérées dans le disque.
6) Frédéric et Stéphane, vous êtes la cheville ouvrière du projet Oiseaux-Tempête et cependant, vous paraissez avoir le désir de fonctionner en collectif, selon une formule élargie. Est-ce là, pour vous, la formule « idéale » ?
S: Je ne sais pas vraiment, mais ce qui est sûr c’est que cela nous éloigne de la routine. Notre musique évolue au grès des rencontres, des concerts, des expériences en studio. Notre base de travail c’est l’improvisation. Depuis qu’on s’est trouvé avec Frédéric on cherche à élargir le cercle, à se faire surprendre par d’autres musiciens, à partager notre désir et surtout notre joie de jouer ensemble. C’est quand même beaucoup plus fun de réécouter les bandes, de trier, d’agencer, de donner du sens à ces beaux hasards et ensuite de se ré-approprier les différentes parties. Nous devons apprendre nos propres morceaux avant de partir en tournée ! C’est surement là notre secret je pense pour garder intacts notre petite folie douce et nos beaux rêves.
F: C’est une énorme chance en tout cas que ce fonctionnement à la fois intuitif et ouvert, construit lui-aussi sans volonté décrétée a priori. Tout dans l’histoire de ce groupe, et de nos albums, s’est souvent imposé par pragmatisme, instinct, avec échanges et discussions pour se convaincre si besoin. On ne répète quasiment jamais a contrario de tant de groupes, on n’a pas de local dédié à ça. On fait des résidences de temps en temps, des tournées, on part enregistrer des disques, on se retrouve pour faire de la musique ensemble, en petit ou plus grand comité. C’est ça qui nous motive et qui fait qu’on passe parfois plus de temps à organiser les conditions du bon rituel que de temps réel sur nos instruments. Jouer, et créer au sens plus large, ce n’est jamais un positionnement autarcique et démiurge à mon sens, à plusieurs ou en solo. Il y a toujours des espaces dans lesquels, des gens pour qui ou avec qui cela peut résonner et exister ; c’est un tout.